« Tehachapi » de JR : Misère de l’humanisme carcéral
Une prison de haute sécurité californienne, un suprémaciste blanc repenti et une photo de famille géante collée sur le sol du terrain de basket : JR, dans Tehachapi, a soigneusement choisi les ingrédients de son nouveau documentaire bigger than life. Mais tel l’éléphant qui accouche d’une souris, l’artiste sert finalement une soupe libérale, à l’avant-poste du maintien d’un insoutenable consensus carcéral.
« Tehachapi », un film de JR (2023)
Le nouveau documentaire de JR, Tehachapi, suscite de prime abord l’intérêt pour son sujet difficile d’accès aux cinéastes : une prison de haute sécurité californienne, qui plus est sa partie où le niveau de répression des détenus est le plus intense. Faire connaître de l’intérieur la vie d’un système carcéral aussi massif que celui des États-Unis apparaît comme un programme documentaire pour le moins alléchant. Mais au terme du visionnage, force est de constater que du fonctionnement de Tehachapi, on en apprend peu. Combien de temps passent chaque jour les prisonniers dans leur cellule ? Que mangent-ils, à part les pizzas que JR leur apporte dans sa grande miséricorde, sans oublier l’orange qu’un des détenus dévore presque les larmes aux yeux en affirmant qu’il n’en avait pas goûté depuis 20 ans ? De quoi disposent-ils pour occuper leur temps ? Quelles sont leurs habitudes quotidiennes, entre deux batailles rangées entre gangs latinos, afro-américains et suprémacistes blancs dont JR diffuse des extraits vidéo fournis par l’administration pénitentiaire elle-même ? On n’en saura rien.
Certes, on ne juge pas un documentaire de création à l’aune de ce qu’on y apprend, mais de ce qu’on y ressent via la mise en scène de son réalisateur. De celle-ci, on en retient un montage dynamique et parfois clipesque, ou encore une immersion caméra à l’épaule à la gloire de JR omniprésent à l’image. On le voit par exemple à deux reprises faire un tour d’embrassades de chaque prisonnier qui collabore à son projet artistique, avec le bagou et la coolitude d’un candidat social-libéral. Mais tout cet attirail au style télévisuel ne constitue que les défauts superficiels de Tehachapi. Inutile de s’y attarder – ici, on ne porte pas de coups en-dessous de la ceinture, il n’y a bien que les matons pour s’adonner à de telles bassesses.
La démarche de Tehachapi se révèle surtout contestable pour ses positionnements idéologiques implicitement favorables à l’enfermement légal des individus criminels, déroulés sous couvert de « réhumaniser la personne », comme l’explique si bien JR à Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter. Sa défense du statu quo carcéral est d’autant plus vicieuse qu’il l’affirme en se glorifiant de remettre au centre de l’attention les visages et le vécu des détenus. Le dispositif artistique habituel de l’artiste français consiste à photographier les gens qu’il rencontre pour les afficher en grand à des endroits symboliques – en l’occurrence, le sol du terrain de basket d’une prison. Après le shooting photo, JR coordonne le collage bigger than life de son œuvre avec les détenus eux-mêmes, armés de balais et sauts de colle dans une ambiance conviviale de colonie de vacances. Une prise de vue aérienne de cet ensemble, accompagnée des témoignages audio des différents prisonniers photographiés, est ensuite rendue accessible au monde entier via une appli.
Concédons que l’intention de Tehachapi est louable, dans un champ médiatique saturé de haine envers les criminels et repris de justice. Mais il suffit de creuser un tant soit peu pour noter qu’elle se réalise avec un mépris puissamment refoulé de la réalité matérielle des détenus. Parmi les plus de 2500 prisonniers de Tehachapi, près d’une trentaine sont sélectionnés, et très probablement triés sur le volet. Chacun est passé par tous les stades de l’enfer au bout d’une ou plusieurs décennies derrière les barreaux, mais aucun d’entre eux n’éprouve la moindre réticence à se prêter au jeu photographique de JR, prenant la pose face à son appareil qui les crible en rafales successives. En l’absence d’images des centaines d’autres détenus, il faut mobiliser une certaine imagination pour se figurer les candidats rejetés du dispositif, ceux dont les troubles psychiques, le comportement ou tout simplement l’état physique les excluent du périmètre photogénique mis en place par JR. Lorsqu’au moment du générique de fin le film se gargarise des quelques détenus photographiés ayant bénéficié d’une sortie de prison, Tehachapi révèle et valide en creux le darwinisme social à l’œuvre derrière le terme de « réinsertion ». Si une infime minorité de ces prisonniers longue durée peut éventuellement s’en sortir en montrant patte blanche le temps qu’il faut – c’est-à-dire des années, voire des décennies, combien crèvent dans leur cellule la gueule ouverte ?
Cette opération d’occultation des conditions carcérales se cristallise dans l’amitié paternaliste qui se noue entre JR et Kevin, un suprémaciste blanc et néonazi repenti qui ne souhaite rien d’autre que sortir de taule pour revoir sa mère et se faire enlever le tatouage de croix gammée qui orne sa joue, dernier vestige de sa haine passée transformée en bonté d’âme par des années de souffrance quotidienne. Ce dernier est davantage mis en avant car il se révèle l’archétype du « bon client » plein sourire de bonne volonté. Évidemment, qui ne se réjouirait pas qu’un prisonnier d’extrême-droite se libère de ses idées mortifères avant que la justice ne lui accorde une liberté conditionnelle ? La dernière scène de Tehachapi va jusqu’à le montrer se baignant dans l’océan, qui lave métaphoriquement Kevin de son passé et de ses péchés. La boucle est ainsi bouclée, en entretenant l’illusion d’une quelconque vertu transformatrice de la prison, et d’un possible « après » l’enfermement, en dépit des séquelles à vie causées par un séjour aussi long sous les verrous. Surtout, cette conclusion valide les pulsions punitives au fondement du système carcéral, car après tout il aura bien fallu toutes ces années d’enfermement à Kevin pour le rendre bon, n’est-ce pas ? Au passage, ce cadrage narratif montre bien comment la pensée libérale méprise l’intégrité réelle des individus dont elle prétend prendre la défense. La réhumanisation des prisonniers opérées par Tehachapi reste conditionnée par leur maintien dans une certaine aliénation. D’ailleurs, les occurrences qu’on entend le plus de leur part durant les interviews parlent d’elles-mêmes : « J’ai changé », ou encore « J’ai mérité la prison », sans oublier la rengaine « En me condamnant, ils ont décidé que je n’avais aucune valeur, mais j’en ai trouvé en moi-même ».
Certes, Tehachapi laisse parfois entrevoir les rouages effroyables du système carcéral. JR a ainsi été autorisé à filmer des cages humaines ayant servies de cellule d’isolement à ciel ouvert, avec le témoignage d’un détenu qui y a croupi pendant 14 ans. Mais si l’administration pénitencière a permis cette légère fissure dans le consensus carcéral reconduit par l’ensemble du film, c’est bien parce que cette mesure punitive est révolue, laissant donc des images de cages vides et nettoyées. Pour le reste : circulez, il n’y a rien à voir ! En ce qui concerne la violence subie au quotidien par les prisonniers, seule celle qui résulte des rapports de domination raciaux entre eux est racontée. L’unique image de violence commise par un maton que le film n’a pas filtrée est celle d’un détenu blessé par balle au cours d’une rixe entre gangs. L’essentiel de la mise en scène de Tehachapi pourrait presque être pensé comme un dispositif de surveillance cinématographique auxiliaire à celui de la police pénitentiaire. Les détenus sont en effet successivement filmés par un drone, ou encore par le smartphone de JR qui les expose en continu sur les réseaux sociaux afin d’exhiber leur bonne conduite et de les laisser en pâture aux commentaires mielleux de ses followers. Obscénité et misère de l’humanisme carcéral.
Une question demeure : JR n’est-il pas tout simplement limité par l’autorisation conditionnelle de diffuser des images de la prison, qu’il aurait risqué de perdre en apportant un point de vue plus critique sur le système carcéral ? Sans doute, sauf que l’excès de zèle avec lequel il a collaboré avec l’administration pénitentiaire, interviewant ses surveillants et même son attaché de presse au même titre que les détenus, trahit un renvoi d’ascenseur promotionnel. Mais surtout, il n’y a pas besoin d’asséner un quelconque discours abolitionniste pour filmer une prison avec un regard critique. Le documentaire Des hommes (2018) de Jean-Robert Viallet et Alice Odiot sur la prison des Baumettes suinte par exemple la pensée anti-carcérale sans ajout de voix-off aux images. Les deux cinéastes filment au plus près des détenus, voire avec eux en leur laissant prendre la caméra. Ils captent l’étroitesse de leur espace de vie et l’environnement sonore des cellules saturé de bruits en tout genre. Ils restituent en somme le quotidien des prisonniers – soit tout ce que ne fait pas JR dans Tehachapi.
Seulement voilà, si l’artiste avait filmé la merde et les rats, ça aurait fait mauvais genre. Le succès critique et public du film tient à la satisfaction et au confort idéologique feutré qu’il apporte à un certain type de spectateur – peut-être une catégorie sociale analogue à « la petite-bourgeoisie qui s’ennuie » cliente du bar parisien Le Perpette proposant une « expérience ludique et immersive » de la prison ?(1). Frédéric Strauss évoque d’ailleurs dans Télérama à propos du film « une expérience très séduisante sur le plan artistique, mais très délicate sur le plan humain »(2). Délicate voyez-vous, parce que JR fricote tout de même avec des criminels de la pire espèce. Téhachapi est bel et bien une vaste entreprise de séduction dépolitisante, déterminant un périmètre idéologique où peuvent se faire face seul à seul les gestionnaires du système carcéral, l’un « à visage humain » et l’autre plus ouvertement sadique. Nous avons en définitive une bonne prévisualisation des débats à venir pour les élections présidentielles américaines de cet automne.
Notes