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Stoker de Park Chan-wook
BIFFF

« Stoker » et autres films de Park Chan-wook : Humour, manipulation et architecture

Thibaut Grégoire
Les films de Park Chan-wook ont beau aborder des thèmes tels que la vengeance, la manipulation et la marginalité, ils n’en sont pas moins pourvus d’un élément perturbateur, toujours le même : un humour souvent noir, parfois bizarre, parfois presque gênant.
Thibaut Grégoire

Après avoir honoré de sa présence le Festival International du Film Policier de Beaune, Park Chan-wook en a fait de même au Brussels International Fantastic Film Festival (BIFFF) où nous l’avons (brièvement) rencontré, le cinéaste étant apparemment quelque peu éprouvé par ses voyages successifs. La préparation de cette entrevue nous ayant toutefois donné l’occasion de nous replonger dans sa filmographie et de nous interroger sur ce qui caractérise son cinéma, le fruit de la réflexion préparatoire à une rencontre manquée a pu nous servir de base à ce court texte, entrecoupé des réponses succinctes du réalisateur.


Les films revus pour préparer la rencontre furent les suivants : Sympathy for Mr Vengeance, Oldboy, Lady Vengeance, I’m a Cyborg But That’s Ok, Thrist et StokerMademoiselle ayant été vu relativement récemment et étant encore frais dans notre esprit. Si l’on sait que Park Chan-wook a conçu les trois premiers films cités comme les éléments constitutifs d’une trilogie sur la vengeance, une vraie cohérence thématique et esthétique apparaît également entre ses trois derniers longs métrages. Thirst, Stoker et Mademoiselle semblent ainsi former eux aussi une trilogie, qui serait consacrée à la manipulation et/ou à la figure de l’étranger. Interrogé par nos soins sur le sujet, le cinéaste évoque pour sa part une autre trilogie fantasmée : « Une fois, par plaisanterie, je me suis pris à relier mentalement trois films. Mais il s’agissait de I’m a Cyborg But That’s Ok, Stoker et Mademoiselle. Il s’agirait dès lors d’une trilogie autour de l’apprentissage et du passage à l’âge adulte d’une jeune femme. »

Mais cette figure de l’étranger, au départ un intrus dans une maison traditionnelle, est bel et bien présente dans les trois films. Arrivant dans une famille ou dans un milieu qu’il est a priori censé subvertir, celui-ci se rend compte peu à peu que le milieu qu’il pénètre est plus subverti, voire perverti, qu’il ne l’est lui-même – c’est le cas du personnage de Sang-hyun dans Thirst, de l’oncle Charlie dans Stoker, ou encore de Sook-hee dans Mademoiselle. Cette intrusion implique donc qu’il y ait un lieu à pénétrer, une maison dont la structure importe beaucoup au cinéaste, et qui joue un rôle essentiel, aussi bien sur le plan dramaturgique que visuel, au point de devenir un personnage à part entière.

Park Chan-wook évoque la manière dont il a conçu l’espace de la maison dans les trois films : « Dans Thirst, c’est une maison bâtie par les japonais, d’époque moderne. Ce n’est pas une maison traditionnelle. Je voulais décrire cette maison comme quelque chose de très coréen. Au rez-de-chaussée, il y a la boutique de costumes traditionnels, puis au premier, il y a une pièce où les gens se retrouvent pour jouer et pour boire. Le décor de cette maison est une sorte de mixage qui reflète bien la société coréenne. La modernité coréenne est venue du Japon. Et cela transparaît bien dans Mademoiselle. Dans ce film, la maison est aussi un mixage entre tradition et modernité. Cet apport de la modernité japonaise dans la tradition coréenne est arrivé de manière assez soudaine, voire violente. Et dans Stoker, la structure architecturale de la maison représentait un peu la structure mentale des personnages. Ces trois films sont en tout cas liés par cette idée de la maison. Et d’ailleurs, certains critiques ont décrit ces films comme étant tous les trois l’histoire d’une princesse enfermée dans un château. ».

Ces trois films ont en effet en commun de mettre en scène une femme qui est, d’une certaine manière, emprisonnée, et dont le film déroule en quelque sorte le plan d’évasion, la manière dont elle s’affranchira de son ou de ses geôliers, en passant par une forme d’apprentissage et une accession certaine à une féminité jusque-là étouffée. On pourrait donc y voir une tentative de fable féministe, et c’est probablement l’intention du cinéaste – tout du moins pour ce qui est de Stoker et de Mademoiselle, Thirst étant raconté principalement du point de vue d’un homme et le personnage féminin étant de ce fait plutôt orienté vers les réminiscences de la figure de femme fatale. Mais cette accession à la féminité ne se fait pas sans difficulté, et les personnages féminins oppressés des trois films – Tae-joo dan Thirst, India dans Stoker et Hideko dans Mademoiselle – vont tenter d’arriver à leurs fins en manipulant leurs proches, à commencer par le potentiel « prince charmant », celui qui est susceptible de les déloger de leurs tours respectives. Encore une fois, la manipulation revient au-devant des trois films, et apparaît comme un élément proliférant, qui atteint peu à peu tous les personnages. Tout comme la vengeance dans la trilogie du même nom contaminait tous les personnages au point que l’on ne savait plus trop qui voulait se venger de qui, ce cercle vicieux devient ici celui de la manipulation, le personnage qui dupe étant forcément à son tour dupé.

Ce qui rapproche également ces trois personnages féminins est leur statut marginal, acquis par cet emprisonnement qui les a tenues en dehors de la société, mais aussi par leur comportement sociopathe, qu’elles démontrent une fois au contact de l’étranger et du groupe. Cette figure du marginal a toujours intéressé Park Chan-wook, mais semble chez lui convoquer une autre figure, plus mythique voire mythologique, qu’il utilise pour donner au marginal une dimension romantique, voire lyrique. Car, pour lui, le marginal est un vampire. Si le vampire n’apparaît qu’une seule fois de manière littérale dans sa filmographie – dans Thirst – il est présent en filigrane dans presque tous ses films, sous des formes différentes : que ce soit celle de Oh Dae-soo dans Oldboy, qui n’a pas vu la lumière du jour durant quinze ans, enfermé dans sa chambre d’hôtel améliorée ; celle du tueur d’enfants dans Lady Vengeance qui se nourrit, au sens figuré, des cris et de la souffrance de ses victimes ; celle des trois personnages principaux de Stoker, qui portent d’ailleurs le patronyme de l’auteur de Dracula ; ou même celle du Comte dans Mademoiselle, qui ne se fait pas appeler ainsi pour rien.

Mais les films de Park Chan-wook ont beau aborder des thèmes tels que la vengeance, la manipulation et la marginalité, ils n’en sont pas moins pourvus d’un élément perturbateur, toujours le même : un humour souvent noir, parfois bizarre, parfois presque gênant. Si l’on dit que l’humour est la politesse du désespoir, Park Chan-wook propose une alternative à cette maxime dans Oldboy, lorsque Oh Dae-soo, souriant de toutes ses dents face à un miroir dans sa chambre/prison, dit par l’intermédiaire de sa voix-off que « si l’on pleure, on pleure tout seul, tandis que si l’on rit, tout le monde rit avec ». On peut dès lors s’interroger sur la démarche de Park Chan-wook lorsqu’il incorpore l’humour à des histoires et des contextes qui semblent a priori l’exclure. Est-ce que cet humour serait une manière de conférer plus de portée à ses films, de les rendre plus communicatifs, plus marquants pour le spectateur ? Interrogé sur le sujet, le cinéaste préfère convoquer une métaphore culinaire : « Quand on va dans un restaurant gastronomique, avec le menu de dégustation, vous avez une recommandation concernant le vin adéquat, qui va convenir aux plats et souligner leur saveur. Je conçois un peu le rôle de l’humour de la même manière, dans mes films. Il joue un rôle d’accompagnateur, il met en valeur certaines choses et apporte une forme d’harmonie à l’ensemble.».


N.D.L.A. : Le présent texte retraçait donc dans les grandes lignes les quelques interrogations et réflexions que nous avons eues en revisionnant les films de Park Chan-wook. Les quelques réponses assez carrées de ce cinéaste très pragmatique auront eu le mérite de préciser quelque peu la vue d’ensemble – et parcellaire – de son œuvre, faute d’avoir permis de la cerner tout à fait. Au moins la perspective de le rencontrer nous aura permis de nous replonger dans ses films, qui restaient jusque-là intimement liés à une cinéphilie de la post-adolescence, et à rattacher – ou à détacher – les goûts d’antan à ceux d’aujourd’hui.


Les propos tenus par Park Chan-wook ont été recueillis le 5 mai au BIFFF, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.