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Michael Fassbender regarde Rooney Mara dans la piscine dans Song to Song
Rayon vert

« Song to Song » de Terrence Malick : Aller au-delà de l’image et des mots

Fabien Demangeot
Avec Song to Song, sans doute plus qu’avec aucun autre de ses films auparavant, Terrence Malick tend à dépouiller le cinéma de certains de ses artifices afin de le constituer en pur langage. Le scénario extrêmement dépouillé de Song to Song, s’il répond à des codes assez classiques du cinéma hollywoodien, avec en happy end le triomphe de l’amour véritable, aurait donné lieu, s’il avait été filmé de manière classique, à un film excessivement moralisateur et manichéen. Or en laissant les images dépasser, pour ne pas dire déborder, le cadre narratif dans lequel elles se trouvent, Malick réussit à toucher à une vérité de l’être, délivrée des discours théoriques sur la causalité des événements.
Fabien Demangeot

« Song to Song », un film de Terrence Malick (2017)

Sur le papier, Song to Song semble être un film très conventionnel, une sorte de chassé-croisé amoureux dans le milieu du show-business interprété par une pléiade d’acteurs célèbres, ayant tous en commun une certaine facilité, pour ne pas dire habileté, à passer du cinéma indépendant au blockbuster hollywoodien. À travers ces têtes d’affiche, de Ryan Gosling à Michael Fassbender en passant par Rooney Mara ou encore Natalie Portman et Cate Blanchett, toutes deux déjà présentes dans Knight of Cups, Terrence Malick joue pleinement la carte du glamour. Les passages montrant ces vedettes du grand écran, en tenues de soirée, autour d’une piscine, ou enlacées dans les chambres ou salons de leurs immenses appartements, imprègnent le film d’un érotisme formaté renvoyant, comme c’était déjà le cas dans Knight of Cups, à l’imaginaire du porno chic qui, selon la définition donnée par Gilles Lugrin, dans son ouvrage Généricité et intertextualité dans le discours publicitaire de presse écrite, désigne la récupération dans des iconotextes publicitaires des codes porno-photographiques(1). Comme dans la pornographie mainstream, à l’intérieur de laquelle le porno chic puise une grande part de son inspiration, ce sont le plus souvent les femmes, notamment Faye et Rhonda, interprétées par Rooney Mara et Natalie Portman, qui sont représentées en position de soumission, parfois même agenouillées aux pieds des hommes qu’elles aiment ou pensent aimer. En s’offrant chacune à Cook, le producteur de musique, riche et puissant, incarné par Michael Fassbender, les deux jeunes femmes pensent qu’elles réussiront à accomplir ce dont elles ont toujours rêvé même si elles doivent pour cela se brûler les ailes.

À première vue, les personnages de Song to Song sont des figures stéréotypées. BV, le musicien talentueux campé par Ryan Gosling, est un homme intègre qui rêve de vivre de son art et croit sincèrement à l’amitié que lui porte Cook, son producteur, figure méphistophélique qui, en plus de lui prendre sa fiancée, ira jusqu’à accaparer ses chansons. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir ce personnage maléfique arborer, au cours du film, un masque de bouc, signe ô combien symbolique de sa malfaisance. Charismatique et séduisant, comme seul le diable peut l’être, Cook, qui semble sortir tout droit d’un roman de Bret Easton Ellis période Glamorama, utilise aussi les femmes comme des objets sexuels, obligeant notamment Rhonda, devenue son épouse, à faire l’amour avec Faye puis avec une prostituée. Victimes consentantes, aveuglées par le succès et la richesse, les héroïnes de Song to Song portent des tenues courtes, se parent de perruques et de toutes sortes d’artifices, dans le seul but de plaire à la gent masculine. Victimes du male gaze(2), tel qu’il a pu être théorisé par Laura Mulvey, dans son essai Plaisir visuel et cinéma narratif (1973), ces personnages féminins sont fétichisés par la caméra du Malick qui se plaît à les filmer, allongés ou dans des poses lascives, offerts à la fois au regard de leurs partenaires et à celui du spectateur. Lorsqu’il met en scène la relation amoureuse de Faye avec Zoey, une mannequin parisienne, le cinéaste cherche d’ailleurs moins à représenter de manière crédible une liaison lesbienne, qu’à mettre en scène une image fantasmée de l’homosexualité féminine, pareille à celle que l’on peut trouver dans la pornographie straight.

Néanmoins la sexualité, dans Song to Song, ne se résume qu’à quelques très brefs plans de préliminaires ou de baisers langoureux. Les images volatiles ne durent qu’une poignée de secondes. Malick veut faire ressentir ce qu’il se refuse à montrer. Grand lecteur d’Héraclite, préférant le fragment à la scène, le cinéaste confère cependant une grande importance aux gestes de ses personnages qui, pour reprendre les propos tenus par Eric Hynes, dans son article « Un mouvement vers l’extase : De la non-fiction chez Terrence Malick », sont moins représentatifs qu’innés, organiques et impulsifs(3). Son approche sensorielle du cinéma vient donc se heurter à la composition sophistiquée d’images dont il ne cesse d’exhiber le caractère factice. Qu’il s’agisse de filmer la nature, la ville ou les grands appartements et maisons où déambulent ses personnages, Malick, épaulé par son chef opérateur Emmanuel Lubezki, tend à pousser, au maximum, sa maîtrise des grands-angles en allant capturer des séquences entières au 14 mn voire au fisheye. Pour Simon Riaux, auteur d’une critique du film, pour le site Ecranlarge, l’image arrondie qui résulte de ces expérimentations nourrit l'ambition folle d'encapsuler tout l'univers accessible, de cartographier un instantané total, où le hors-champ n'existe plus(4). Cette ouverture au monde, voire à l’univers, par le seul biais du plan cinématographique, vient refléter le désir d’élévation de personnages en quête de sens et de rédemption. Leurs monologues intérieurs, parfaitement restitués par la voix off des comédiens, se confrontent à des images finalement moins illustratives que sensibles. Ainsi, au tout début du film, Faye explique avoir traversé une période difficile où elle avait l’impression de manquer d’oxygène tandis que s’affiche, à l’écran, un plan de l’océan. L’image vient ici compenser un manque. Elle ouvre la narration tout en se présentant comme son aboutissement, le spectateur comprenant in medias res que le film sera une quête, un passage de l’obscurité à la lumière que viendra métaphoriser, tout au long de son déroulement, de nombreuses images de ponts. C’est d’ailleurs sous un pont que Faye et BV s’arrêteront pour contempler des cygnes. Les deux personnages quitteront le bitume et la corruption de la ville pour entrer en contact avec une nature bienveillante et régénératrice.

Rooney Mara et Ryan Gosling dans Song to Song
© Van Redin - Buckeye Pictures LLC

De tous les personnages du Song to Song, Faye est, sans conteste, celui qui dévoile le plus ses pensées et ses sentiments. Le spectateur a accès à ses désirs mais aussi à ses regrets et à ses souffrances. Il suit l’intégralité de son cheminement spirituel parfaitement symbolisé par le tableau du serpent qui se trouve chez Zoey. Comme il est dit, dans le film, le serpent a la possibilité de changer de peau, de renaître d’une manière similaire au phénix. Si certains personnages peuvent revenir à la vie, à l’image de Faye et de BV qui retourneront à la terre des pionniers, celle des Moissons du ciel, d’autres sont, au contraire, incapables d’évolution. Rhonda, ne pouvant trouver refuge dans la foi, se suicidera honteuse d’avoir succombé à la tentation tandis que Cook jalousera, à tout jamais, l’amour sincère unissant Faye à BV. Cette polyphonie des voix narratives, si elle tend à rendre compte de la complexité des réalités perçues et conscientisées par les personnages, rappelle aussi, par mimétisme, les ondulations du serpent. Or le serpentement, comme l’a parfaitement analysé Damien Ziegler, dans son Dictionnaire de Terrence Malick, désigne ce qui donne à la fois à la nature son pouvoir de croissance et sa beauté(5). Si la nature se dévoile progressivement, c’est aussi le cas de la narration filmique principalement attachée à restituer, de la manière la plus subjective possible, le vécu de ses personnages. Ce n’est donc pas l’illusion réaliste qui intéresse Malick qui utilise, comme Godard en son temps, le procédé du jump cut pour rompre toute idée de causalité. Comme a pu le démontrer Philippe Fraisse, dans son ouvrage Un jardin parmi les flammes : Le cinéma de Terrence Malick, la caméra du cinéaste explore des espaces mentaux par ses mouvements circulaires et verticaux qui deviennent l’expression d’une conscience qui plonge en elle-même tout en s’élevant parfois vers la transcendance(6).

Avec Song to Song, sans doute plus qu’avec aucun autre de ses films auparavant, Malick tend à dépouiller le cinéma de certains de ses artifices afin de le constituer en pur langage. Il donne ainsi vie au concept de caméra-stylo théorisé par Alexandre Astruc, dans son article « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo ». Pour Astruc, le cinéma doit s’arracher de la tyrannie du visuel, de l’image pour l’image, de l’anecdote immédiate, du concret, pour devenir un moyen d’écriture aussi souple et aussi subtil que celui du langage écrit(7). C’est donc la caméra, et elle seule, qui doit écrire le film. Le scénario extrêmement dépouillé de Song to Song, s’il répond à des codes assez classiques du cinéma hollywoodien, avec en happy end le triomphe de l’amour véritable, aurait donné lieu, s’il avait été filmé de manière classique, à un film excessivement moralisateur et manichéen. Or en laissant les images dépasser, pour ne pas dire déborder, le cadre narratif dans lequel elles se trouvent, le cinéaste réussit à approcher une vérité de l’être, délivrée des discours théoriques sur la causalité des événements, qui fait fortement écho à la philosophie d’Heidegger auquel il avait consacré, lors de ses études universitaires, une thèse de doctorat. Pour Heidegger, il est plus important d’entendre que d’expliquer. Entendre l’énigme, comme il l’écrit d’ailleurs dans Les Hymnes de Hölderlin, ne peut vouloir dire la déchiffrer mais au contraire maintenir l’inexplicable et ainsi gagner un mode de savoir au sens propre.

Dans Song to Song, le cinéaste invite le spectateur à aller au-delà des apparences, à se libérer des conventions d’un scénario schématique délivrant une vision du monde binaire pour trouver ce qui se dissimule derrière ses interstices. S’il s’agit davantage de ressentir les choses que de les comprendre, Malick théorise pourtant, comme il ne l’avait jamais fait auparavant, son propre cinéma. Au tout début du film, le cinéaste filme une scène de poggo, lors du Austin Limits City Festival, sur le titre Never Le Nkemise 2 du groupe de hip-hop alternatif Die Antwoord. Les paroles très crues du rappeur Ninja, « We in the future now. Just because the whole world’s gone dwanky, doesn’t mean we fuckin’ gonna go out like that too. Fuck the system. We have our own system. We make our own rules. We don’t answer to no one.»(8), peuvent être perçues comme une réponse à tous ceux qui lui reprochent depuis The Tree of Life de toujours réaliser le même film. Si Malick, comme l’a très bien démontré Damien Ziegler, tourne, à la manière contemporaine, des histoires au parfum un brin suranné, ses personnages, comme dans le cinéma hollywoodien classique, traversent un parcours rédempteur pour accéder au bonheur. Il lui arrive de détourner les clichés attendus. Ainsi, dans Song to Song, les icônes rock, bien qu’elles ne cachent rien de leurs excès, ne sont pas représentées, pour autant, comme des êtres corrompus et corrupteurs. Alors que dans ses films précédents, le cinéaste privilégiait la musique classique, il mêle ici aux compositions de Mahler, de Ravel ou de Debussy des titres de Iggy Pop, de Bob Marley ou même de Patti Smith qui interprète, avec une grande humilité, son propre rôle. Confidente de Faye, à qui elle révèle être restée fidèle à son époux décédé en 1994, la rock star, sans jamais être, pour autant, moralisatrice, apparaît comme une figure morale empreinte de religiosité. C’est notamment elle qui amène Faye à retrouver sa pureté, en lui indiquant qu’une reproduction de la Madone, peinte par Léonard de Vinci, et dont la tête est ornée d’un voile, a un visage comme le sien. Quelques temps avant cette révélation, le spectateur voit Faye passer devant un mur sur lequel la vierge Marie est représentée, tandis que BV la questionne sur le nombre de relations qu’elle a eues avec Cook. La répétition, tout au long du film du motif du voile qui tombe sur le visage de Faye, est encore dédoublée par ces représentations picturales de la vierge.

Or ce retour à un état de pureté, pour ne pas dire de sainteté est, peut-être, plus ironique qu’il n’y paraît. Malick ne serait-il d’ailleurs pas conscient d’en faire trop ? N’interrogerait-il pas les limites, si ce n’est de son cinéma, du moins de son esthétique maintes fois imitée et copiée, depuis le début des années 2010 ? La multiplication des symboles, religieux où non, que beaucoup de ses détracteurs considèrent comme de la décoration, ne serait-elle pas devenue un simple gimmick publicitaire ? En 2013, une publicité pour le parfum Shalimar, de chez Guerlain, intitulée La Légende de Shalimar, est diffusée dans toutes les salles de cinéma UGC de France. Tourné entièrement en décors naturels, sur pellicule 35 mn, et accompagné d’une bande originale composée par Hans Zimmer(9), ce court-métrage de presque six minutes, réalisé par Bruno Aveillant, est fortement critiqué sur les réseaux sociaux. On lui reproche notamment son budget de quatre millions d’euros supérieur à celui de la plupart des longs-métrages sortant en salles. Pour le journaliste Damien Honnorat, ce court-métrage publicitaire n’est qu’une succession d’images creuses et sinistres qui s’évertuent, à coups de millions de couchers de soleil, à ressembler à des films de Terrence Malick(10). Quatre années plus tard, au moment de la sortie au cinéma de Song to Song, le cinéaste réalise, à son tour, un spot publicitaire pour Guerlain. Intitulé Notes of a Woman, ce film promotionnel pour le parfum Mon Guerlain met en scène Angelina Jolie. D’une durée d’une minute, la publicité est basée sur un montage alterné entre des images de l’actrice et des plans sur la nature et les ingrédients qui composent le parfum puisqu’on peut y voir, entre autres, un champ de lavande filmé en légère plongée. Comme Rooney Mara dans Song to Song, Angelina Jolie, au visage caché derrière des rideaux flottant aux vents, évoque une nouvelle madone tandis que le motif de l’escalier que l’actrice gravit peut être perçu comme un symbole d’élévation. En devenant un simple faiseur d’images, Malick, qui a depuis tourné des publicités pour Ford, les smartphones Google Pixel 3 et Louis Vuitton, rappelle à ces imitateurs qu’il demeure l’investigateur d’une esthétique devenue, malgré lui, publicitaire. Lors de sa sortie, au cinéma, en France, Song to Song a divisé la critique. Certains journalistes, comme Serge Kaganski des Inrockuptibles, ont reproché au réalisateur d’avoir moins réalisé un film de cinéma qu’un long clip promotionnel :

« Cet évanescent ballet romantico-philosophique se déroule dans des décors d'un luxe morbide frisant l'obscénité en nos temps de crise généralisée [...]. Est-ce un film, une pub pour Côté Sud ou bien le clip d’une agence immobilière haut de gamme ? [...] Ça dure deux heures, pourrait en durer trois, ou une, on ne voit pas bien la différence tant ce film a des allures de long interlude chic. »(11)

Si les critiques à l’encontre de Song to Song sont tout à fait audibles, elles ne s’intéressent qu’à la surface de l’objet filmique qui, sous ses dehors superficiels pour ne pas dire artificiels, interroge les modalités de la représentation cinématographique. Vaste kaléidoscope temporel, néanmoins doté d’un début et d’une fin totalement linéaires, film où les acteurs deviennent chanteurs et musiciens (Ryan Gosling, Michael Fassbender et Rooney Mara poussent la chansonnette et jouent de la musique) et où les chanteurs deviennent acteurs (en plus de Patti Smith, la jeune chanteuse pop Lykke Li, qui a composé plusieurs titres de la bande originale du film, tient un rôle assez important au sein de la diégèse), Song to Song est une œuvre de contrastes qui, bien qu’elle semble enfermée dans une esthétique et une imagerie volontairement publicitaires, vient aussi, de manière pourtant presque imperceptible, célébrer l’histoire du cinéma. Ainsi l’image de Rhonda contemplant des daims devant la baie vitrée d’une maison rappelle Tout ce que le ciel permet (1955) de Douglas Sirk tandis qu’un très bref extrait du court-métrage Ménilmontant (1926) de Dimitri Kirsanoff, montrant, de manière elliptique, un meurtre à la hache, fait écho à la situation tumultueuse du couple formé par Cook et Rhonda. La beauté de Song to Song réside dans ses paradoxes. C’est une fiction autoréflexive qui célèbre son propre tumulte et tend à faire chanceler, par le biais d’images en perpétuel mouvement, la rigidité d’un script consensuel prétexte à l’analyse introspective. À travers ces incessantes bribes de monologues intérieurs, le réalisateur, en donnant littéralement chair au verbe, réussit le tour de force, déjà entrepris dans ses films précédents, de mettre en images la technique littéraire du courant de conscience. Malick est un grand cinéaste de l’indicible, capable de rendre palpable la vérité qui se cache derrière les mots par l’intermédiaire de l’image, que celle-ci soit ou non en accord avec ce qui est dit. Prolongement de Knight of Cups, avec qui il partage une même vision déshumanisée du show-business, Song to Song est un poème synesthésique fascinant bien qu’il marque les limites du système d’un cinéaste appelé à ressasser inlassablement les mêmes motifs. Depuis The Tree of Life, les films de Malick foisonnent de correspondances et de répétitions, à la fois dans leur propre structure, mais aussi et surtout entre eux. Véritable work in progress, ils s’appréhendent comme un tout perpétuellement ouvert bien qu’à jamais clos.

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