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Shelley Duvall et Sissy Spacek dans Trois femmes de Robert Altman
Rayon vert

« Persona » d'Ingmar Bergman et « Trois femmes » de Robert Altman : La perte de l’identité féminine

Nina A.
Analyse croisée de « Persona » d'Ingmar Bergman et de « Trois femmes » de Robert Altman autour de la question de la perte de l’Identité Féminine. Que nous apprennent ces deux films sur la femme lorsqu'ils explorent la thématique de l’échange d’identité ?
Nina A.

Analyse de la perte de l’identité féminine dans « Persona » d'Ingmar Bergman (1966) et « Trois femmes » de Robert Altman (1977)

À l'occasion de la sortie de The Neon Demon (2016), dans son article(1) pour The Guardian, Steve Rose pose la question de la légitimité de ces films qui, faits par des hommes, nous mettent face à des relations féminines fusionnelles aboutissant à l’absorption de l’identité d’une femme par l’autre. Ces films ne sont-ils que les fantasmes sadiques des hommes pour qui l’hystérie et la folie font partie de la nature féminine ?

En étudiant de près Persona d’Ingmar Bergman (1966) et Trois femmes de Robert Altman (1977), deux films emblématiques de ce qu’on a désigné comme le sous-genre du « persona-swap »(2), on comprend que les propositions des cinéastes en question sont beaucoup plus subtiles qu’un fantasme masculin brut. Que nous apprennent alors ces films sur la femme lorsqu'ils explorent, chacun dans un univers différent, la thématique de l’échange d’identité entre les femmes ?

Tout commence par une rencontre et une colocation. Dans Persona, on annonce à Alma (Bibi Anderson), jeune infirmière, qu’elle doit s’occuper d’Élisabeth Vogler (Liv Ullman), célèbre comédienne qui sombre dans le mutisme ; pour cela, les deux femmes s’isolent sur une île de la mer Baltique. Dans Trois femmes, Pinky (Sissy Spacek), sortant tout juste de l'adolescence, embauchée dans un spa thérapeutique, rencontre Milly (Shelley Duval) qui lui apprendra le travail et deviendra très vite sa colocataire(3). L'admiration d'Alma et de Pinky pour leurs aînées se manifeste très vite. Plus Alma se confie à Élisabeth qui reste muette, plus elle s'attache à elle. De l'autre côté de la planète, au fin fond de la Californie, Pinky, tout en la fixant avec ses yeux bleux inquiétants, lance à sa nouvelle colocataire : « T'es la personne la plus parfaite que j'ai jamais rencontrée ». De la très célèbre description de l'orgie qu'Alma livre à Élisabeth qui l'écoute avec excitation, au geste récurrent de Pinky qui est de laver son sous-vêtement tous les soirs comme pour laver le désir, les limites entre admiration amicale et désir sexuel se trouvent brouillées.

Et puis arrive la déception amoureuse. Alma lit la lettre qu'Élisabeth a écrite pour le médecin et Pinky lit le journal intime de Milly. Les deux découvrent que leurs amies ne les apprécient pas autant que ce qu'elles auraient aimé. Déçues, mais fortes de ce savoir, Alma et Pinky se révoltent, deviennent agressives, chacune à sa manière, et finissent par s'approprier l'identité de leur amie.

Or, une série d’éléments nous font penser que cette appropriation de l'identité de Milly et d'Élisabeth par Pinky et Alma a lieu dans le monde du rêve. Alma rentre vraiment dans la peau d'Élisabeth quand elle fait l'amour avec le mari de celle-ci. Ce moment revêt les traits d’un rêve : il suit le réveil d'Alma par la voix d'un homme aux lunettes noires qui appelle "Élisabeth" ; Alma s'abandonne à cet homme en se comportant comme sa femme et celle-ci, Élisabeth, est aussi là, toujours spectatrice muette. Dans le cas de Trois femmes, d’un premier abord, le moment de l'échange des identités paraît suivre le cours réel du récit. Et pourtant, l'appropriation de l'identité de Milly par Pinky suit aussi un éveil : souffrant d’amnésie en sortant du coma dans lequel l’a plongée sa tentative de suicide, Pinky est complètement transformée. Désormais sûre d'elle-même, elle agresse Milly et, progressivement, s’empare littéralement de l'identité de celle-ci. Devant ce changement peu vraisemblable, on se demande si toute la deuxième partie du film qui suit l'éveil de Pinky, ne serait pas son fantasme, c'est-à-dire l'accomplissement imaginaire de son désir déçu par Milly. Si la perte de son identité se produit dans le monde du rêve, l'appropriation de l'identité d'une femme par une autre deviendrait donc la réponse que donne le rêve au refus de l'accomplissement du désir amoureux. Une fois qu'Alma et Pinky voient leur désir déçu, celui-ci acquiert une force d'absorption de son objet, vérité que révélerait le monde du rêve.

Bibi Andersson et Liv Ullmann dans Persona d'Ingmar Bergman

L’amitié entre deux femmes entraînerait-elle toujours la naissance d’un désir qui dévore et détruit ? Certes, la proposition semble assez problématique, mais si l’on regarde les personnages de plus près, on comprend que la perte de l'identité contient tout de même un savoir. En même temps que les personnages perdent leur identité – et marchent donc vers l’autodestruction – ils perdent aussi leurs masques sociaux. C’est ainsi tout un ordre symbolique qui s’écroule. Il n’est pas anodin que le langage, noyau de tout ordre symbolique, joue un rôle important dans les deux films. En effet, on assiste à une libération du langage à travers le langage même que Milly et Alma transforment en bavardage. Le mutisme d’Élisabeth dans Persona est un refus de tout ce qui appartient à l’ordre symbolique(4). Devant ce silence radical, Alma se sent en confiance et livre un flot de mots qui expose toute sa vie à cet être qui l’écoute et la regarde, jusqu’à ce qu’elle se vide toute entière et, débarrassée de tout masque qui l’attache à une fonction sociale, elle se permet de désirer celle qui est en face d’elle, de vouloir fusionner avec elle. Au début de Trois femmes, Milly incarne la bavarde par excellence. Au sein de ce monde régi par la virilité des hommes, Milly ressasse les clichés sur la femme : elle bavarde sur la cuisine, le sexe et la mode. Pinky absorbe tout cet ordre symbolique et, dans la deuxième partie du film, le reproduit à la lettre. Si les personnages d’Altman restent attachés à leurs illusions, le film prend une distance critique avec ses personnages et invite le spectateur à se débarrasser lui-même de ses masques. À travers l’usage excessif de la parole, les personnages, ou le spectateur, mettent en cause leurs représentations socioculturelles et se dirigent alors vers une déconstruction de la fiction d’un sujet cohérent, sûr de lui-même, et plus précisément d’un sujet féminin qui occupe des fonctions sociales fixes.

Si la transformation du désir en dévoration de l’identité de l’Autre semble problématique, il importe de se demander pourquoi le désir d’une femme pour une autre se trouve interdit. Au lieu de placer cette impossibilité du désir dans la nature des relations sexuelles, les deux films suggèrent, sans pour autant en faire leur préoccupation principale, que cette impossibilité de l’accomplissement du désir vient de l’extérieur : du monde de Persona, où Élisabeth préfère sombrer dans le mutisme qu’accomplir sa mission d’épouse et de mère, à celui de la virilité masculine du désert californien, le désir homosexuel n’a pas de place.

Notes[+]