
« Partir un jour » d’Amélie Bonnin : Déchanter en chansons
Sous des dehors de comédie romantique musicale, derrière un synopsis et une esthétique faisant dangereusement penser à un téléfilm régional, Partir un jour d'Amélie Bonnin - film d'ouverture du 78ème Festival de Cannes - utilise les clichés de la « rom com » et le dispositif de la comédie musicale pour développer un discours sur la fiction, et sur son impact inconscient dans la vie quotidienne et intime des gens. C'est en chantant que l'on déchante et que la comédie se teinte de mélancolie.
« Partir un jour », un film d'Amélie Bonnin (2025)
À l’annonce que le film d’Amélie Bonnin, Partir un jour, allait faire l’ouverture du 78ème Festival de Cannes, la première question qui venait en tête était de quel chapeau Thierry Frémaux avait sorti ce premier film d’une réalisatrice a priori inconnue, et qu’est-ce qui justifiait la présence en ouverture de ce qui apparaissait comme une comédie romantique lambda, mettant en vedette la chanteuse Juliette Armanet et le comédien Bastien Bouillon. Deux têtes d’affiche certes sympathiques mais n’ayant pas du tout une portée de « stars » en dehors des frontières françaises ou francophones, comme peuvent l’avoir quelques comédiens français à l’aura plus ou moins internationale (Marion Cotillard, Jean Dujardin, etc.). Des éléments de réponse pourraient être supputés au fait que la sortie de Partir un jour dans les salles françaises était prévue dans les jours suivant le coup d’envoi du festival, et qu’il s’agit d’un film français, mais on a déjà vu des films non-français ou sortant plus tard dans l’année faire l’ouverture du festival. S’il reste donc une part de mystère quant à la sélection de ce film « léger » et d'apparence mineure, il est maintenant temps de s'y confronter et de l'aborder tel qu’il a été vu et en dehors de toute considération d’entre-soi festivalier. Mettons de côté les palabres inutiles et conjecturales qui n’ont plus lieu d’être pour nous attarder uniquement sur le film, ce qu’il montre et ce qu’il est.
Librement adapté d’un court métrage homonyme, mettant en scène les mêmes comédiens - mais dont il semble que les enjeux du personnage féminin et du personnage masculin aient été intervertis -, Partir un jour suis Cécile Beguin, une jeune cheffe cuisinière ayant fraîchement gagné l’émission Top Chef, en plein montage de son restaurant avec son compagnon Sofiane. Suite à un énième infarctus de son père, elle retourne dans sa région natale pour donner un coup de main dans le resto routier familial. Et, à peine arrivée, elle retrouve ses amis de l'époque et son amour de jeunesse, Raphaël, au moment où elle apprend qu’elle est enceinte.
Si ce synopsis semble arborer tous les clichés et passages obligés d’une banale comédie romantique, voire d’un téléfilm régional ayant tout à fait sa place sur les chaînes de France Télévisions, il est intéressant de noter que Partir un jour est, en plus d’une « rom com », une comédie musicale. Les personnages principaux et secondaires peuvent pousser la chansonnette à tout moment, de manière parfois aléatoire voire intempestive, en reprenant exclusivement des chansons populaires et inscrites dans un inconscient collectif franchouillard. Presque uniformément, tous ces intermèdes musicaux provoquent une certaine dose de malaise, mais il paraît longtemps indécidable si cet effet est volontaire ou non. Factuellement, on se retrouve devant un curieux casting : Juliette Armanet, en tant que chanteuse professionnelle, chante évidemment bien « mieux » que tous ses partenaires (Bastien Bouillon, François Rollin, Dominique Blanc, Tewfik Jallab, Mhamed Arezki, Pierre-Antoine Billon et Amandine Dewasmes), mais ceux-ci semblent ne pas spécialement avoir fourni d’efforts pour tenter de se hisser à son niveau. En découle un décalage finalement très intriguant, qui rejoint celui qui sépare le personnage de Cécile, exilée à la capitale, des autres personnages restés « en province ».
Ce dispositif n’est pas très éloigné de celui mis en place par le film de Diastème, Joli Joli, dans lequel des comédiens et humoristes gravitaient autour de la chanteuse Clara Luciani, et lui donnaient la réplique en chanson avec un bagage vocal ostensiblement moins affûté. Mais là où Joli Joli travaillait une esthétique de comédie musicale « rêvée » et ancrée dans un décor faisant délibérément « cinéma » et « comédie musicale », Amélie Bonnin - qui a précédemment réalisé des documentaires - veut au contraire s’ancrer dans un décor réaliste ou naturaliste, bien que le résultat fasse paradoxalement plus penser aux fictions France 3 précédemment évoquées qu’aux films ruraux de Raymond Depardon.

Cependant, le film d’Amélie Bonnin assoit petit à petit son rythme et affiche son projet de manière de plus en plus limpide, dévoilant progressivement ce qui fait sa particularité en tant que comédie musicale et comédie romantique. Car s’il s’inscrit effectivement de manière univoque dans la première catégorie tandis qu'il ne fait en réalité pas réellement partie de la seconde. Partir un jour s’appuie en effet sur un départ et des clichés de comédie romantique pour mieux s’en éloigner et surprendre, tout comme il utilise sa forme de comédie musicale pour tromper les attentes. Dans les faits, il s’agirait d’une comédie musicale sans surplomb moral, dans laquelle les personnages principaux ne sont pas idéalisés mais se comportent de manière humaine, c’est-à-dire en faisant parfois des erreurs et en s’éloignant régulièrement des clous moraux, de « valeurs » que l’on a trop l’habitude de voir accolées à ce genre et à celui de la comédie romantique. Assez tôt dans le film, Cécile découvre qu’elle est enceinte et exprime directement l’envie d’avorter, volonté qu’elle n’abandonnera pas en cours de route sous prétexte d’une quelconque épiphanie mal placée, qui serait pour le coup conduite par un sursaut de valeurs traditionalistes ou familialistes. Le personnage de Raphaël quant à lui, s’il apparaît d’abord comme le beau gosse de province, éternel célibataire ayant attendu le retour de son amour de jeunesse, est révélé à mi-parcours comme étant père de famille bien rangé, malgré tout tenté par un petit écart pour retrouver un moment Cécile. Et au fur et à mesure que se dessinent ou se précisent ces failles morales dans le chef des protagonistes, le film apparaît comme beaucoup plus mélancolique et désenchanté que le tableau idéal et gentillet qu’il semblait dresser de prime abord.
La mélancolie induite par ce retour vers le passé effectué par le personnage principal, ainsi que sa compréhension progressive que le fantasme d’une idylle retrouvée avec son amour de jeunesse n’est qu’un mirage, sont doublées - ou triplées - par la forme du film et son impossibilité manifeste d’être une comédie musicale au sens classique, lisse et professionnel du terme. En effet, au lieu d’enchanter les situations qu’elle vient souligner ou illustrer, la musique vient souvent les faire déchanter ou en tout cas les teinter d’un second degré, ce qui produit donc au choix le malaise ou le « décalage ». Partir un jour calque ainsi sa forme sur son fond, puisqu’il parle véritablement de désillusion, de « déchantement » quant à la fiction, à des idéaux et des clichés venus de récits fictionnels. Il met en évidence une tendance que l’on peut avoir à plaquer sur sa propre vie des tropes récoltés dans des œuvres vues et digérées - en l’occurrence des comédies romantiques et/ou musicales -, et l’inadéquation que l’on finit normalement par constater entre les deux, ce qui ne peut que produire cette désillusion, ce déchirement. Dans Partir un jour, Cécile constate in fine que ce qu’elle avait cru déceler dans ce voyage vers le passé, le retour de cet amour de jeunesse et de ces papillons dans le ventre, n’étaient que des réminiscences idéalisées par de la fiction, probablement par ces clichés de comédies romantiques, parasitant l’inconscient collectif de n’importe quelle histoire d’amour réelle ou fantasmée, et aussi par ces chansons populaires, elles aussi très présentes dans cet inconscient un peu trop encombrant.
Cet aspect est particulièrement frappant dans une séquence musicale : durant celle-ci, Cécile ébauche un message écrit sur son téléphone portable, à destination de Raphaël, dans lequel elle reprend les paroles de Sensualité, avant de se lancer inévitablement dans une réinterprétation du tube d’Axelle Red, dans les cuisines du resto routier. Cette scène chantée, comme plusieurs autres, produit une fois de plus le malaise, tant elle semble sortie de nulle part. Rien dans ce que l’on a vu précédemment ne permet de penser que le personnage de Cécile va, à ce moment-là, se comporter comme une sorte de midinette, elle qui semblait pourtant ne rien avoir en commun avec cette attitude. Mais si cette scène peut donc apparaître comme absurde et comme un basculement mal négocié dans la narration, elle est en réalité assez représentative de ce dont le film parle véritablement : ce parasitisme de la fiction dans la vie personnelle et intime des gens qui sont également tous des spectateurs - la fiction pouvant être une comédie romantique, une chanson d’amour populaire, une romance littéraire, ou autre.
À la fin du film, après avoir déchanté et remis ses idées en place, Cécile prend la décision de laisser derrière elle cette tentation forte de faire revivre une idylle passée sous le signe de clichés romantico-musicaux. Mais sur le chemin du retour, assise dans un train d’où elle regarde s’éloigner Raphaël sur sa moto, elle ne peut s’empêcher de faire perdurer la fiction, ou une nouvelle fois de la plaquer sur son présent, sur le choix qu’elle a fait, en se mettant à reprendre la chanson des 2Be3 qui donne son titre au film, Partir un jour, dans une version forcément ralentie. Le film et le personnage surlignent la situation par cet énième et ultime « déchantement » mélancolique, comme pour signifier une fois de plus que, si on a beau avoir conscience des clichés et de l'inconscient collectif qu'on trimbale dans sa propre vie quotidienne et sentimentale, on n’échappe jamais totalement à la fiction.