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Les deux acteurs sur la plage dans Now Apocalypse
Esthétique

« Now Apocalypse » de Gregg Araki : Genres, sexualités et fin du monde

Fabien Demangeot
« Now Apocalypse » se présente à la fois comme une œuvre somme et le constat d'un échec. En passant par le médium télévisuel, Gregg Araki interroge les limites de son propre cinéma tout en perpétuant sa réflexion sur les liens entre hybridité générique et sexualité queer.
Fabien Demangeot

« Now Apocalypse », une série TV de Gregg Araki et Karley Sciortino (2019 - )

Après cinq ans d’absence(1), Gregg Araki, le plus emblématique des réalisateurs du New Queer Cinema a fait son grand retour à la télévision américaine avec Now Apocalypse, une série télévisée composée de dix épisodes de trente minutes, coécrite avec Karley Sciortino, chroniqueuse sexo pour Vogue et créatrice de la websérie Slutever produite par Steven Soderbergh. Diffusée, aux États-Unis, entre le 10 mars et le 12 mai 2019 sur la chaîne Starz, la série, malgré un accueil critique plutôt favorable, n’a pas su rencontrer son public. Gregg Araki n’a pas réussi son passage du grand au petit écran. Cet échec est, sans doute, lié au caractère hybride d’une série qui mêle, de manière totalement désordonnée, teen-movie, science-fiction et érotisme, le tout saupoudré d’un humour volontairement décalé. Mais Now Apocalypse souffre aussi de gros problèmes de rythme, manque de réels enjeux dramatiques et apparaît étrangement datée, un peu comme si Araki était resté coincé à tout jamais dans les années 90. Or c’est paradoxalement tous ses défauts qui en font, au sein de la production télévisuelle contemporaine, un véritable ovni.

Avan Jogia et Kelli Berglund dans Now Apocalypse
© Starz entertainment

Avec Now Apocalypse, le réalisateur de Kaboom et de Mysterious Skin poursuit son exploration des genres et des sexualités. Son esthétique, à la fois pop et kitsch, qui évoque autant l’univers des clips vidéos MTV des années 90 que celui des soap, n’est plus rien d’autre qu’un décorum servant à mettre en relief la liberté sexuelle de ses personnages. En cela, Now Apocalypse est un prolongement de certaines des œuvres les plus emblématiques du cinéaste. Comme dans Nowhere et Kaboom, la science-fiction n’est ici qu’un  prétexte pour déconstruire les normes des teen dramas contemporain. Bien que l’on trouve, aujourd’hui, de nombreux personnages LGBT dans les séries télévisées américaines, ceux-ci sont, quasiment, toujours obligés de faire leur coming out. L’homosexualité n’est jamais présentée comme une norme. Elle est une différence qui ne demande qu’à être acceptée. Si, dans ses premiers films (Totally Fucked Up et The Livin End notamment(2)), Gregg Araki revendiquait cette différence pour mieux condamner l’homophobie et la marginalisation des malades du sida, il n’a cessé, à partir The Doom Generation, de mettre en scène des modes de sexualités alternatives (gay, bi mais aussi échangistes et BDSM) sans jamais porter aucun type de jugement et en refusant tout psychologisme. Ainsi, dans Kaboom, Smith multiplie les conquêtes féminines comme masculines  mais ne se définit pas en fonction de sa sexualité. Il rejette les étiquettes tout comme le personnage de Mél qui, dans Nowhere, sort à la fois avec un garçon et une fille. Dans Now Apocalypse, cette dimension pansexualiste est encore plus marquée. Ulysses, le héros incarné par Avan Joggia, est gay bien qu’il lui arrive d’avoir des relations intimes avec des femmes. Il fantasme également sur Ford, son colocataire hétérosexuel au corps bodybuildé, or, pour Gregg Araki, le personnage interprété par Beau Mirchoff est la blague visuelle de la série. C’est un hétéro ridiculement gay qui s’habille comme un homme gay mais qui est désespérément hétéro(3). Ford est le seul personnage de Now Apocalype à définir clairement sa sexualité. Il refusera ainsi certaines des expérimentations proposées par sa petite-amie Séverine, une scientifique française, aussi froide que brillante, qui l’invitera, à plusieurs reprises au cours de la série, à avoir des relations intimes avec des hommes. Non sans ironie, Gregg Araki déconstruit la norme en faisant de l’hétérosexualité une différence qu’il semble difficile pour les autres d’accepter. Si Ford n’est pas l’unique personnage hétérosexuel de Now Apocalypse, sa conception trop conservatrice de la sexualité en fait une sorte d’inadapté comme le furent, en leur temps, sous un mode cependant beaucoup plus sérieux, les gays de Totally Fucked Up et de The Living End. Les autres personnages principaux de la série, le couple formé par Carly, la meilleure amie de Ulysses, et Jethro, assument, quant à eux, pleinement leurs penchants sado-masochistes. Bien que Jethro soit, au départ, troublé par la nature de ses fantasmes, il finit rapidement par apprécier les sévices que lui inflige sa petite amie.

Plus encore que dans ses films, Gregg Araki multiplie, dans Now Apocalypse, les scènes à caractère érotique. Selon Alan Sepinwal, journaliste à Rolling Stones, Now Apocalypse est centrée sur une esthétique pornographique(4). Pour Hank Stuever, du Washington Post, la série de Gregg Araki est tellement préoccupée par la sexe qu’elle en oublie l'apocalypse(5). La présence de reptiliens, similaires aux extraterrestres de Nowhere, devient ici l’objet d’un comique volontairement régressif. La dimension tragique de Nowhere a totalement disparu au profit de représentations évoquant le sous-genre littéraire du monster porn(6). En effet, alors qu’à la fin du film de Gregg Araki, Dark, le héros incarné par James Duval, voyait son petit-ami Montgomery se métamorphoser, suite à son enlèvement par les extraterrestres, en un monstrueux insecte que n’aurait pas renié Franz Kafka, dans Now Apocalypse, les aliens viennent sur terre pour violer des hommes qui porteront, par la suite, leur monstrueuse progéniture. Mais à travers le genre de la science-fiction parodique, Gregg Araki met également en scène un corps queer fantasmé. Les hommes cisgenres deviennent des mères porteuses permettant l’émergence d’une nouvelle forme de vie. Cette particularité biologique, bien qu’elle ne soit évoquée qu’à la toute fin de la première saison, puise peut-être son inspiration dans les œuvres de Lucien de Samosate, écrivain de l’Antiquité qui, dans ses Histoires vraies, imaginait un peuple entièrement composé d’hommes ayant la possibilité de se reproduire entre eux. La littérature de science-fiction s’est, depuis toujours, intéressée aux questions du genre et de la sexualité. Dans Les amants étrangers, publié en 1961, Philip José Farmer imaginait l’union dite contre nature entre un homme et une humanoïde d’origine extraterrestre tandis que, dans ses romans L’Histrion et Sexomorphoses, parus en 1993 et 1994, Ayerdhal avait imaginé des êtres sexomorphes capables de transsexuation induite, c’est-à-dire capables de changer de genre au gré de leurs envies(7). La science-fiction, par le biais de la métaphore ou de l’allégorie, a souvent prôné la tolérance et le respect de l’autre. À sa manière, Gregg Araki perpétue cette tradition bien qu’il se montre moins intéressé par le genre de ses créatures que par la sexualité de ses personnages. Now Apocalypse ressemble, en cela, beaucoup à Nowhere et à Kaboom. C’est une série qui reprend, pour mieux s’en moquer, certains stéréotypes télévisuels pour le moins éculés. Si ses personnages sont jeunes, beaux et, pour certains, fortunés, ils n’ont pas grand chose a voir avec les héros trop lisses de Beverly Hills ou de Dawson. Leurs préoccupations principales sont la fête, le sexe et la drogue(8).

Si comme dans Nowhere ou Kaboom, il est question, dans Now Apocalypse, d’une quête amoureuse, celle-ci apparaît ici étrangement secondaire. La love story entre Ulysses et Gabriel, teintée de surnaturel puisque des événements étranges se produisent dans le ciel lorsque les deux hommes se masturbent mutuellement, est très rapidement occultée au profit d’hallucinations délirantes. Pourtant la série semblait interroger, au départ, les rencontres entre jeunes homosexuels sur internet avec une certaine lucidité, loin des clichés habituels autour des applications de rencontre telles que Grindr. En effet, Gabriel a peur de gâcher une possible histoire d’amour avec Ulysses en ayant, tout de suite, des relations sexuelles avec lui. Il préfère attendre afin de pouvoir nouer de véritables liens affectifs avec son nouveau compagnon. Cette relation fait écho à celle de Dark et Montgomery dans Nowhere ou encore à celle de Smith et Oliver dans Kaboom. Dans les trois cas, les futurs petits amis des héros sont liés au monde du paranormal. Si dans Now Apocalypse, Gabriel semble avoir d’étranges pouvoirs, dans Kaboom, Oliver est un mutant tandis que, dans Nowhere, Montgomery se métamorphose en un monstrueux cloporte. À la fin de la première saison de Now Apocalypse, le spectateur n’en sait pas plus sur le personnage de Gabriel. La série laisse en suspens cette relation qui fait office de simple motif intratextuel.

Les acteurs de Now Apocalypse de Gregg Araki
© Starz entertainment

Now Apocalypse est à la fois une œuvre somme et une parodie comme le fut, quelques années auparavant, Here Now, le court-métrage publicitaire d’Araki pour Kenzo(9). Here Now s’ouvrait sur une scène volontairement décalée présentant deux amants croquant à pleines dents dans un hamburger dégoulinant de ketchup et de fromage fondu. Ce mauvais goût revendiqué était, bien sûr, déjà présent dans les précédents films du cinéaste. Araki, que ce soit avec The Doom Generation, Nowhere ou Kaboom, a toujours aimé filmer la junkfood. Celle-ci, excessivement colorée, revêt un caractère aussi artificiel que les univers dans lesquels évoluent les personnages(10). Mais Here Now, en se présentant comme une réécriture de Nowhere (on retrouve les mêmes personnages mais interprétés par d’autres acteurs), est aussi empreint d’une certaine nostalgie. Araki ne cherche pas à évoluer mais à perpétuer le souvenir de ce que fut son œuvre. Si Now Apocalypse est ancrée dans son époque (on y parle beaucoup d’applications de rencontres et de réseaux sociaux), elle se place dans la droite filiation de Here Now. C’est une série qui surexpose certains motifs du cinéma arakien pour mieux les célébrer. Gregg Araki a beau multiplier les intrigues, il semble surtout fasciné par la superficialité du microcosme qu’il dépeint. Au final, c’est la fabrique du faux qui devient la thématique centrale de sa série. Le caractère cheap des effets spéciaux et des costumes, les aliens ayant l’air de sortir d’une mauvaise série Z, allié au jeu parfois outré des acteurs, vient, sans cesse, rappeler aux spectateurs qu’il ne peut y avoir d’illusion réaliste.

Pour Araki, la principale ambition de Now Apocalypse est d’être fun. C’est une série qui célèbre la jeunesse et la sexualité sous toutes ses formes tout en détruisant les icônes du passé. Ainsi James Duval, l’adolescent romantique de Nowhere, est devenu SDF tandis que Jonathan Schaech, le séduisant criminel de The Doom Generation, en est réduit à trouver la mort sous les roues d’une voiture. La peur de vieillir hante l’ensemble de l’œuvre du cinéaste, l’apocalypse apparaissant comme le seul rempart possible contre le temps qui passe. Le public de Gregg Araki aura perçu la dimension profondément métacinématographique d’une série qui se présente comme le constat d’un échec. En effet, Now Apocalypse n’est ni aussi drôle que Kaboom ni aussi émouvante que Nowhere. Elle n’a pas non plus le caractère anxiogène de The Doom Generation. C’est une œuvre qui ne fait que revendiquer sa propre artificialité au détriment de son intrigue et de ses personnages. Dans un registre proche, le côté fantastique en moins, Sam Levinson, le réalisateur d’Assassination Nation, a réussi, avec sa série Euphoria(11), là où Gregg Araki a échoué. Si Euphoria traite, sans détour, des questions de genre et de sexualité, elle s’attache avant tout à retranscrire les émotions et les sentiments de ses personnages. Malgré son esthétique pop et colorée, la série de Sam Levinson traite, avec beaucoup de tact et de sensibilité, de sujets aussi graves que la toxicomanie et les violences conjugales. Elle est, comme le furent, en leur temps, les films d’Araki, un parfait mélange de légèreté et de gravité, de violence et de romantisme. Si Now Apocalypse peut paraître, à bien des égards, décevante, notamment en comparaison d’Euphoria, elle n’en demeure pas moins la synthèse de toutes les obsessions d’un auteur qui, en passant par le médium télévisuel, a enfin décidé d’envisager sereinement la fin du monde et, peut-être, celle de sa carrière de cinéaste.

Fiche Technique

Réalisation
Gregg Araki, Karley Sciortino

Acteurs
Avan Jogia, Kelli Berglund, Beau Mirchoff, Roxane Mesquida

Durée
10x30'

Genre
Comédie

Date de sortie
2019

Notes[+]