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Des acteurs dans Le cinéma de Noël Herpe
Esthétique

Modernité anachronique et renaissance contemporaine : Noël Herpe cinéaste

Thibaut Morand
La Tour de Nesle, troisième film et second long métrage de Noël Herpe, est sorti en DVD en avril, édité par Tamasa, et sera diffusé à partir de juin sur Ciné +. Cette sortie, succédant à l'exploitation du film en salles ainsi qu'à celle du documentaire Noël et sa mère (réalisé par Arthur Dreyfus, son ami et complice, rétrospection intime d'une enfance et de souvenirs mêlés avec sa mère), participe ce printemps à une certaine actualité du travail cinématographique herpien. Il m'a semblé intéressant de revenir sur ce travail, composé de trois films - le court métrage C'est l'Homme (2009), les deux longs métrages Fantasmes et fantômes (2018) et La Tour de Nesle (2021).
Thibaut Morand

Le cinéma de Noël Herpe

L'œuvre de Noël Herpe n'en est qu'à ses débuts, mais témoigne d'une vision singulière, d'une marginalité revendiquée, qui font d'elle une fière exception dans la production française. Ce qu'elle propose en l'état, c'est un audacieux programme de réhabilitation de formes et de références a priori anachroniques (telles que le théâtre populaire du XIXème siècle, le cinéma muet, les déguisements hauts en couleur...), et leur modernisation par le cinéma. Le nouveau film, La Tour de Nesle, adaptation à la fois historique et fantasmée de Dumas, est peut-être le plus représentatif d'un style en ce qu'il synthétise le double projet du cinéaste : rendre à nouveau vivant et présent un patrimoine artistique oublié, le ranimer et le rafraîchir par la modernité du cinéma.

L'art de l'adaptation

Noël Herpe découvre l'art de faire des films en préparant des ouvrages monographiques consacrés à René Clair, Henri Georges-Clouzot, Max Ophuls, Sacha Guitry ou Eric Rohmer, dont il est le spécialiste. Venu de la recherche en histoire du cinéma, il se lance dans la réalisation avec un moyen métrage intitulé C'est l'homme. Ce n'est pas encore dans ce premier essai (d'un naturalisme cruel, qu'il abandonnera tout à fait à partir de son premier long métrage) qu'il invente un style original. Celui-ci naîtra du mélange des arts et des artifices, relevant le défi théorique un peu délaissé qui fut autrefois celui d'André Bazin, par le truchement de l'adaptation théâtrale. Il faut insister, en même temps, sur une matérialité qui a été essentielle dans l'élaboration de ce style : Noël Herpe tourne ses deux longs métrages avec pour seul décor le petit volume de son atelier du XIème arrondissement de Paris, qu'il transforme en studio ou plus exactement en théâtre de prises de vues, tel un Méliès moderne.  Dans cette matrice, Fantasmes et Fantômes "cinématographie” trois pièces courtes d'auteurs Belle Epoque, et La Tour de Nesle s'attaque au monument romantique d'Alexandre Dumas. Il en naît un kammerspiel inédit, où tout est recréé par le cinéaste dans un espace unique, revêtu de décors stylisés et minimalistes. Loin d'être une contrainte, l'économie artisanale dans laquelle il travaille correspond à un primitivisme revendiqué. A rebours des adaptations conventionnelles qui prétendent filmer le théâtre à l'air libre, Noël Herpe tourne le dos au décor naturel et au "vrai château" (de même que Méliès n'a jamais envisagé d'aller sur la Lune)... Adaptateur littéral, il épouse la psychologie même de l'œuvre abordée : son texte et ses personnages, son jeu d'absences et de présences, mais aussi son public. Dans ces deux long métrages, le vrai personnage principal est une absence ou, plus précisément, une présence dérobée dans le hors-champ. Ainsi de l'esprit assassin et invisible qui guette aux fenêtres dans le second sketch de Fantasmes et fantômes, des figures de La Tour de Nesle qui paraissent constamment tenir un double discours, l'un adressé à leur interlocuteur, l'autre à un absent : le spectateur qui est en creux dans l'image, et qui reflète le spectateur du film. Déjà, dans C'est l'homme, tiré d'un scénario original, un dispositif multiple de voyeurisme insère un point de vue mystérieux, inquiétant, sur un personnage livré cruellement aux regards de ses persécuteurs.

Noël Herpe fait habiter l'écran par des fantômes. Ses images sont hantées dans la mesure où, comme il le dit lui- même, l'image est maudite. Elle montre ce qu'il ne faut pas voir. De ce point de vue, ses adaptations sont des tentatives de conjuration du danger des images par le texte. Pour notre plus grand plaisir, la conjuration se produit sous nos yeux, dans le temps du film. Le texte romanesque, descriptif et visuel, récité en off sur fond noir au début des trois sketches de Fantasmes et fantômes anticipe l'apparition de la première image, interpelle notre imagination pour mieux subir le contraste avec le décor visible. Le texte adapté ne cesse d'être mis sous tension avec l'image, comme dans ce passage de La Tour de Nesle où, plongés dans le noir mais continuant de se donner la réplique, les personnages retournent, entre deux visibilités, à leur nature d'être de fiction littéraire, donc invisible, attendant avec angoisse leur improbable réapparition.

Ce qui est déguisé

Dans ces films, le déguisement est un passage d'un état à un autre et vient redoubler le processus d'adaptation cinématographique : le projet herpien de donner vie à des fantômes (ceux des œuvres littéraires) et à des fantasmes (les siens). Les costumes, d'époque ou de pur travestissement, envahissent son univers. S'il adapte des pièces anciennes, c'est aussi pour en revêtir la mode vestimentaire. En tenant le rôle principal à chaque film, il donne libre cours à ses désirs de transformation de l'identité. Dans Fantasmes et fantômes, sous des costumes de bourgeois respectables, il change de peau trois fois, passant d'un comédien outrecuidant et nostalgique à un père de famille tout en conventions pour finir en fou à lier. Métamorphoses qui produisent, le temps du récit, une espèce de déclinaison joyeusement schizophrénique, source de comique et de trouble.

Le déguisement est chez lui l'incarnation privilégiée du fantasme, à travers le surgissement de costumes toujours colorés, moulant volontiers les détails du corps, le sur-signifiant et faisant de lui un pur objet de représentation. C'est le sujet même de C'est l'homme, où un professeur d'université se maquille et s'habille avec les affaires de sa femme, sort dans la rue pour susciter tous les regards, et se fait enlever par trois hommes qui sont comme un cauchemar qu'on désire secrètement. Film autobiographique dans la situation initiale, réalisation d'un fantasme avoué dans les péripéties, puisque le travestissement mène à un rituel d'humiliation dans l'obscurité d'une forêt nocturne, et à un épisode de lynchage hallucinant par des villageois possédés. L'objet du film est moins le genre (mis en question par le travestissement) que ce qui se cache sous les désirs, qui sont eux-même des grimages : ce qu'on enfile dans le secret et qu'on dissimule, sous la mise en scène intime. Le fantasme devenant réel, ce sont les frontières proprement dites de la réalité qui sont bouleversées. Noël Herpe construit des scènes dans la forêt éclairée à la lueur d'un feu de bois, il provoque un surgissement de visions à la fois fantastiques et naturalistes, évoquant le sabbat de Faust (il y jouerait le rôle de Marguerite) ; son personnage, nu, poings liés à un arbre, adopte la posture ambiguë du martyr.

Axel Wursten, Arthur Dreyfus, Noël Herpe et Baudouin d'Huart dans un film de Noël Herpe
L'importance du déguisement chez Noël Herpe.

Le jeu du déguisement haut en couleurs, qui grise le comédien, permet aussi d'innocenter ses fantasmes. Car ces personnages, surtout dans C'est l'homme et La Tour de Nesle, sont exclusivement guidés par des désirs extrêmes et des pulsions de mort. Ils ont besoin de participer d'une manière physique au Mal, qui éclate sous le vernis lisse d'une sexualité refoulée. Du film d'époque, genre souvent épique et à l'action très extérieure, Noël Herpe fait au contraire une exploration psychanalytique, un drame de l'inconscient. A travers certains de ses protagonistes transparaissent les figures récurrentes de la mère (Marguerite de Bourgogne dans La Tour de Nesle) et du père (la punition dans C'est l'Homme, le spectre dans le deuxième sketch des Fantasmes et fantômes), qui réactivent des peurs ancestrales.

Noël Herpe fait partie de ces cinéastes qui explorent l'objectivation inhérente à l'image cinématographique. Si Pasolini le fait avec la nudité, ou Sternberg avec la lumière, il le fait avec le costume. Dissimulant par la visibilité, il est la forme d'un mystère, comme Fantômas ou Belphégor. Dans le second sketch de Fantasmes et fantômes, cela devient une pure présence qu'on ne voit pas, déguisée en invisible. Dans C'est l'homme, la vérité sort du puits, la nudité émerge du déguisement. La jeune femme mystérieuse qui découvre la victime et donne son point final au film représente l'ultime regard prêt à tout voir, jusqu'au désir les plus refoulés, les plus inavouables, tel celui de ce professeur d'université qui souhaite inconsciemment perdre toute dignité et atteindre la condition de pure dépouille.

L'Histoire comme théâtre

Le cinéma, comme l'Histoire, redonne vie. Et l'Histoire se raconte de façon vivante en la jouant, car elle est d'abord une scène, un spectacle. Amoureux de Guitry, Noël Herpe sait que la transmission d'un patrimoine littéraire, aussi éloigné de nous soit-il, passe par l'émotion, l'amusement, l'émerveillement. Ainsi, lui-même et ses comédiens jouent dans un premier degré absolu, jusqu'à la caricature qui exagère les moues et les gestes, jusqu'au mélodrame le plus emphatique ou à fleur de peau. Autant de signes réincarnés par les acteurs, et qui fabriquent une histoire du théâtre par le corps. Par exemple, dans La Tour de Nesle, les costumes témoignent autant que les gestes du style troubadour de la période romantique. La présence physique et corporelle des interprètes, leurs voix, leurs gestes, leurs âges (le contraste entre la jeunesse et l'âge mur dans ce film est essentiel) réinventent un style de presque deux siècles. Souvent filmés en plan-séquence, tous les détails de leur personne     - les visages en particulier en gros plan - sont captés dans la durée et viennent légitimer, valider ou vérifier l'évanouissement du temps. Le miracle se fait concret. Faire un film permet enfin à Noël Herpe de dessiner en images une histoire du cinéma des origines, le cinéma se racontant lui-même, passionnément. Par exemple, le deuxième sketch de Fantasmes et fantômes est une surprenante et fraîche variation sur l'art de Griffith ; on retrouve les péripéties de The Lonely Villa (1908), avec le départ du mari, le coup de téléphone (mais pas le montage alterné, qui se déplace ici sur le terrain de la “dramatique” télévisuelle). Le tout est mis en scène dans des décors stylisés et colorés, avec effets de trompe-l'œil et cadrage frontal, comme dans les premiers studios. Cinéaste-historien, historien-cinéaste, Noël Herpe recherche la vie fourmillante, l'esprit d'une époque, à travers des traces ou des éléments sommaires, qui nécessitent, pour revivre, d'être manipulés par l'imagination. A l'image de ce café qui, dans Fantasmes et fantômes, est figuré par une photographie d'époque articulée à l'arrière-plan des décors. Le document visuel inspire en général le réalisateur pour sa reconstitution, mais il l'abandonne dans les classeurs au moment du tournage, alors que Noël Herpe l'intègre au cœur même du film. Il isole les modèles de la photo (anonymes aux visages flous, petites gens du début du siècle), il les découpe dans des gros plans et les fait participer à la comédie qu'il met en scène. Il en découle une profonde mélancolie. Celle de voir des visages figés, des êtres disparus, qui, par la grâce du cinéma, ont subitement un rôle à jouer.

Le passé nous va bien

Noël Herpe fait partie de ces cinéastes, lecteurs de Bazin et de Rohmer, qui savent que le cinéma n'a pas besoin de montrer le présent pour être moderne car il l'est en soi. Aucun sujet, aucun objet ne saurait lui être étranger. Dans ses films, il explore les affinités secrètes entre un répertoire culturel ancien et un présent qui croyait n'avoir plus rien à en tirer. Son style est caractéristique dans sa façon d'associer deux époques, et de rafraîchir l'une avec l'autre, et réciproquement. Dans ses adaptations, les conventions du style romantique, du mélodrame ou du vaudeville sont mêlées à des références contemporaines : le style troubadour du jeu et des costumes dans La Tour de Nesle (les collants moulants et colorés, selon une mode théâtrale qui hypertrophiait l'érotisme masculin) crée un effet de kitsch et retrouve un esprit queer ; dans Fantasmes et fantômes, l'attirail visuel du cinéma muet révèle sa proximité avec l'esthétique pop, ses couleurs vives et ses tendances à l'impeccable ou à la symétrie. Noël Herpe n'a pas tort de croire que le style graphique et caricatural du muet pourrait être remis à la mode. Il revendique d'ailleurs lui-même le côté "web-série" de son dernier film, imaginant que le feuilletoniste Dumas pourrait retrouver son public chez les solitaires d'internet... Le paradoxe, c'est que loin de s'opposer au fétichisme, sa modernité passe par lui. En exagérant sa nostalgie, il s'en débarrasse. En creusant l'écart entre notre présent et les fantômes qu'il convoque, il fait surgir une troisième dimension, qui ne ressemble à rien de connu.