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Les enfants livrés à eux-mêmes dans l'appartement dans Nobody Knows
Rayon vert

« Nobody Knows » de Hirokazu Kore-eda : l’enfance retrouvée

Fabien Demangeot
Nobody Knows assemble des scènes attendues en les dépouillant de leurs effets au point d’en faire de véritables non-événements sous-tendant paradoxalement une tragédie pourtant implacable. La douleur et la violence sont douces dans le film de Kore-eda, dont l'horizon est le silence : celui d’Akira et de Saki qui enterrent Yuki sans dire un mot, celui des adultes qui ne voient pas ou feignent de ne pas voir ce qui se déroule sous leurs yeux, mais aussi celui du spectateur sans voix face à tant de beauté et de douleur contenues.
Fabien Demangeot

« Nobody Knows », un film de Hirokazu Kore-eda (2004)

Filmer l’enfance, et surtout l’enfance sacrifiée, sans sombrer dans le pathos, est une gageure que peu de cinéastes ont réussi à relever. Avec Nobody Knows, Kore-eda trouve la distance parfaite pour traiter d’un sujet propice aux débordements lacrymaux sans, pour autant, cacher aux spectateurs la terrible situation de ses personnages. Librement adapté d’un fait-divers qui a défrayé le chronique au Japon(1), le film suit le jeune Akira contraint, alors qu’il n’est âgé que de douze ans, de s’occuper de ses sœurs et de son frère après le départ de leur mère du domicile familial. Cette situation terrible, Kore-eda met pourtant du temps à l’installer à l’écran. Le cinéaste dévoile de manière progressive les rouages du drame tout en se refusant à en surligner artificiellement les effets. Ainsi, au début de Nobody Knows, Keiko, la mère d’Akira, se présente à ses nouveaux propriétaires comme une femme mariée et mère d’un jeune adolescent. Son mensonge, en apparence crédible, est néanmoins rapidement révélé aux spectateurs qui feront la connaissance, dès la scène suivante, de Yuki et Shigeru, deux jeunes enfants dissimulés, tels des marchandises illicites, à l’intérieur de grandes valises de voyage. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les enfants perçoivent cette situation déjà bien connue comme un jeu. S’ils devront rester cachés à l’intérieur d’un appartement exigu, celui-ci se présente davantage comme un espace ludique dirigé par Keiko que comme une prison. Véritable maîtresse de jeu, la mère annoncera d’ailleurs, lors du premier repas au sein de ce nouveau foyer, les règles à suivre pour ne pas perdre la partie. Il s’agira de ne pas crier, de ne jamais se montrer et surtout, pour les plus jeunes de la fratrie, de bien rester enfermés.

Derrière les rires innocents se dissimule néanmoins un profond malaise notamment lorsque Keiko rappelle à Shigeru, sur un ton pourtant humoristique, qu’ils ont dû abandonner leur ancien appartement à cause de lui et qu’il sera obligé de manger des piments si jamais il se décide à sortir de nouveau dehors. Alors que d’autres cinéastes auraient, sans doute, fait de cette mère négligente un personnage monstrueux, Kore-eda, en refusant de porter un quelconque jugement moral sur ses actes, se montre plus subtil. Malgré ses défaillances, Keiko n’est pas représentée comme une mauvaise mère. Dans la première partie du film, certaines scènes la montrent même assumer pleinement son rôle maternel. En plus de se montrer affectueuse, Keiko aide ses enfants, bien qu’ils n’aillent pas à l’école, à faire leurs devoirs. À travers ce personnage auquel il a apporté beaucoup de nuances, Kore-eda tente de rendre compte d’une réalité plus complexe que ce qu’elle semble être au départ car si Keiko délaisse progressivement ses enfants, c’est parce qu’elle cherche, avant tout, à être heureuse. En conférant à Akira le rôle du nouvel adulte responsable de la fratrie, elle se déleste de ses responsabilités, non tant par désamour que par égoïsme pur. Nouvellement en couple, avec un homme qui ignore qu’elle a eu quatre enfants de pères différents, la jeune femme va peu à peu se détacher de cette vie de famille trop pesante pour vivre ce qui s’apparente, à ses yeux, à un conte de fées. Au départ, Keiko se rêve d’ailleurs en femme au foyer, au sein d’une grande maison et entourée de tous ses enfants. Or pour Akira, cet idéal n’est qu’une illusion à laquelle il est dangereux de se raccrocher. Le jeune garçon refuse donc de continuer à croire les affabulations de cette mère qui est déjà, par le passé, tombée amoureuse d’hommes qui l’ont malmenée. Keiko, comme le spectateur le comprendra assez vite, n’existe qu’à travers le regard masculin. Elle s’imagine ainsi avoir vécu avec les pères de ses enfants des histoires d’amour merveilleuses alors que certains passages de Nobody Knows suggèrent qu’elle n’a été, à leurs yeux, qu’une simple aventure passagère.

Contrairement à leur mère, enfermée dans des représentations fictionnelles au point de totalement nier l’incidence de son départ(2), Akira et ses frère et sœurs acceptent la réalité, même dans ses dimensions les plus effrayantes. Ils font face aux difficultés sans jamais baisser les bras. Au début du film, Akira, et sa jeune sœur Kyoko, âgée de dix ans, se substituent déjà à cette figure maternelle défaillante en s’attelant aux tâches ménagères. Si l’un cuisine, l’autre s’occupe de laver et de tendre le linge. En s’octroyant des rôles parentaux, notamment en ce qui concerne l’éducation de Shigeru et de Yuki, Akira et Kyoko, bien qu’ils soient privés d’une part de leur insouciance, n’en oublient pas, pour autant, d’être des enfants. C’est d’ailleurs le départ définitif de la mère qui leur permet de sortir de leur rôle de substituts parentaux pour s’ouvrir au monde. Cette libération n’est jamais sur-signifiée par la mise en scène quasi documentaire de Kore-eda qui préfère, la plupart du temps, rester au plus près de ses jeunes personnages. S’il privilégie lors des scènes en intérieur les plans rapprochés créant une véritable fragmentation des corps représentés à l’écran, le cinéaste, en utilisant davantage le plan moyen que le plan général, lors des scènes en extérieur, transforme Tokyo en une petite bourgade tranquille, réductible à quelques lieux qui ne seront montrés que partiellement à l’écran, telles une supérette, un parc et une rue commerçante. Quelques plans, plus larges, filmés en plongée, montrant Akira, lors de ses sorties en ville, viennent néanmoins mettre en exergue la détresse d’un personnage isolé qui ne demande qu’à exister aux yeux des autres.

Les enfants livrés face à une grille dans la rue dans Nobody Knows
© Visuel fourni par Cinéart

Une série de rencontres permettra au jeune garçon de vivre, même si cela reste fugace, la vie d’un adolescent de son âge. Ce sera d’abord une bande de garçons avec qui il se liera un temps d’amitié puis une jeune fille du nom de Saki qui, bien qu’appartenant à une classe sociale plutôt aisée, se trouve elle aussi délaissée par sa famille. Saki, qui ne va également pas à l’école, trouvera très vite sa place au sein de ce microcosme familial singulier. Le spectateur ne saura cependant rien sur ce personnage qui fera à la fois office de mère pour la jeune Yuki, d’amie voire de confidente pour Kyoko et de potentielle petite amie pour Akira qui, sans doute par jalousie, refusera de prendre l’argent que celle-ci a gagné en accompagnant un homme d’âge mûr à un karaoké. Après le départ de la mère, l’arrivée de Saki apparaît comme le ciment qui permet de recoller les morceaux d’une fratrie qui tend, au cours du film, à se déliter. Comme l’a parfaitement analysé Danielle Chou, dans sa critique du film, pour le site filmdeculte, Nobody Knows célèbre moins le deuil de l’enfance que l’espoir d’une seconde naissance(3). Cette seconde naissance est parfaitement signifiée par les plantes que les enfants font pousser, sur leur balcon, dans des pots de nouilles instantanées. Même dans le dénuement le plus total, les enfants de Nobody Knows sont mus par une pulsion de vie qui crée, au sein d’une narration suffocante, une certaine dynamique. Les situations dramatiques, à l’image des coupures de gaz et d’eau, permettent aux enfants de se dépasser en faisant preuve d’ingéniosité. C’est au parc qu’ils iront ainsi laver leur linge sale et remplir leurs bidons d’eau sans que cela ne soit, pour autant, présenté comme une corvée.

Structuré sur la répétition presque mécanique des tâches de la vie quotidienne, Nobody Knows laisse cependant voir, au fil des changements de saison, la dégradation inexorable de l’environnement occupé par les enfants. L’insalubrité grandissante de l’appartement nous ramène à une réalité douloureuse que Kore-eda filme avec un vrai souci de détails mais sans céder, pour autant, au misérabilisme. Représenter cette enfance meurtrie sans tomber dans le piège du réalisme sordide ne peut qu’imposer le respect. Si dans le cinéma hispanophone, les enfants abandonnés que Bénédicte Brémard, dans un article intitulé « La mort et l'enfant dans le cinéma espagnol et hispanoaméricain contemporain »(4), appelle les oubliés sont victimes d’intolérance, de violence et de haine, et de fait poussés à commettre toutes sortes d’exactions pour rester en vie, dans Nobody Knows, la violence du monde est beaucoup plus diffuse. Les adultes rencontrés par Akira ne sont pas maltraitants mais refusent de voir les choses telles qu’elles sont. Ils apportent une aide superficielle - quelques billets ou denrées alimentaires périmées- permettant de reculer une échéance tragique qui ne sera jamais montrée à l’écran. Dans ses moments les plus émouvants, Nobody Knows rappelle d’ailleurs Le tombeau des lucioles de Isao Takahata. Les chocolats qu’Akira a offerts à Yuki, et que celle-ci mange avec parcimonie, n’est pas sans évoquer la boîte de bonbons que Seita partage avec sa jeune sœur Setsuko dans le film des studios Ghibli. Or si les cendres de Setsuko finissaient à l’intérieur de la boîte de bonbons faisant office d’urne funéraire, le corps de Yuki sera, quant à lui, enfermée à l’intérieur d’une valise comme lors de son arrivée, au début du film, dans le nouvel appartement. De sa naissance à sa mort, Yuki n’aura donc jamais eu accès à une véritable existence. Elle sera restée anonyme aux yeux du monde. En refusant de montrer frontalement la dépouille de la petite fille, réduite à des morceaux de corps filmés en gros plans, Kore-eda tend à signifier cette absence. L’enfant n’est plus mais n’a jamais réellement été et c’est cette violence symbolique qui est, sans doute, pour le spectateur, la plus difficile à concevoir.

Le réel tour de force de Nobody Knows est d’assembler des scènes attendues en les dépouillant de leurs effets au point d’en faire de véritables non-événements sous-tendant paradoxalement une tragédie pourtant implacable. Que la douleur et la violence sont douces dans le film de Kore-eda. On n’y trouve ni cri ni pleurs et les scènes de disputes et de conflits apparaissent comme de simples chamailleries entre frères et sœurs. Même le climax du film, malgré l’utilisation d’une musique mélodramatique sans doute trop appuyée, ne cherche pas à heurter frontalement le spectateur. Un plan court mais bouleversant — Kyoko tenant la main de Shigeru qui prend conscience qu’il ne reverra plus sa petite sœur — vaut mieux que toutes les effusions de larmes. C’est justement parce qu’il ne filme pas des enfants exprimant viscéralement leurs douleurs que Kore-eda réussit à émouvoir. Dans la dernière scène du film, la banalité du quotidien reprend le dessus. Il n’est plus temps d’être triste et la mort de la petite fille ne sera pas l’élément déclencheur d’une nouvelle série de malheurs. Akira, Shigeru et Kyoko continueront donc d’aller chercher de l’eau au parc, de mendier des denrées alimentaires à la supérette et de ramasser les pièces oubliées dans les cabines téléphoniques. Si on pourra reprocher à Nobody Knows, l’utilisation d’une symbolique parfois trop appuyée, à l’image d’une tache de vernis ineffaçable laissée sur le sol ou d’un pot de fleurs brisée servant à signifier le drame à venir, il n’en demeure pas moins un film bouleversant dont le seul horizon est le silence. Celui d’Akira et de Saki qui enterrent Yuki sans dire un mot, celui des adultes qui ne voient pas ou feignent de ne pas voir ce qui se déroule sous leurs yeux, mais aussi celui du spectateur sans voix face à tant de beauté et de douleurs contenues.

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