« Mort à Venise » de Luchino Visconti : L’incontact entre les êtres
Adaptation de la nouvelle de Thomas Mann, Mort à Venise (Luchino Visconti, 1971) concentre dans l’intensité du regard toute la complexité de cette relation à la fois subversive et prude, sensuelle mais sans contact, entre un jeune adolescent et un compositeur mourant. Par là, il laisse entrevoir des horizons spirituels qui dépassent les barrières sociales et morales entre les individus et les générations.
« Mort à Venise », un film de Luchino Visconti (1971)
Durant une traversée de la lagune à l’aurore, la Sérénissime s’aperçoit au loin comme un mirage. Puis, à mesure que le steamboat navigue au milieu d’un paysage évoquant l’Enfer, accompagné par la funèbre Cinquième Symphonie de Mahler, Venise enfin apparaît à la lumière du jour. Venons-nous d’assister à une résurrection ? Celle du compositeur Aschenbach (Dirk Bogarde) qui se rend dans la cité fameuse au prétexte d’une cure. Reviviscence qui en fait se fera, non par les soins curatifs, mais dans sa rencontre intense avec Tadzio (Björn Andrésen), jeune Polonais à la beauté divine, en séjour auprès des siens dans le même hôtel au Lido. Retour à la vie, bonheur retrouvé quand, paradoxalement, dans Mort à Venise, éclate une épidémie de choléra.
Mais ce monde auquel Aschenbach s’amarre est d’abord celui de l’indifférence générale, des distances entre chacun vacant à son existence retranchée, une société où les êtres forment des îles — l’univers touristique de Venise aux occupations égoïstes cloîtrées dans les hôtels dont on ne sort qu’à la faveur d’expéditions balisées. Dans un tel séjour, on s’ignore, on ne se regarde pas, car tout contact, même visuel, est soit insupportable comme celui d’un vieux beau ivre accablant Aschenbach sur le bateau à son arrivée, soit perturbé par les rapports de classe : celui que le compositeur ne peut avoir avec un gondolier rude et inintelligible. Ces fausses relations humaines, dans Mort à Venise, se fondent toutes sur un incontact absolu entre les êtres, l’impossibilité entre eux de tout échange. Cependant, la relation sans équivalent qui va naître entre Aschenbach et Tadzio se fonde sur cet incontact même pour créer une relation transcendante reposant exclusivement sur le regard.
Le regard créateur
Leur première rencontre dans le salon de l’hôtel a pour Aschenbach l’intensité d’une inspiration. De longs travellings entre les tables, derrière les pots massifs de fleurs énormes et les chapeaux extravagants, appuient de longs regards sur les visages anonymes composant cette troublante reconstitution historique qui accentue les allures bizarres d’un passé révolu. Par-delà les pages de son journal, Aschenbach remarque ce garçon magnifique, mais conserve d’abord ce même dédain adressé au reste du monde. Il va complètement changer d’optique. Un travelling parcourt de la gauche vers la droite les visages de celles qui entourent le garçon : d’abord celui de sa gouvernante, puis de ses deux sœurs aux têtes de poupées avant de glisser puis de s’arrêter sur la face apollinienne du jeune homme, assis devant des vitraux colorés dans le goût d’une peinture préraphaélite. C’est comme si par la caméra — le regard d’Aschenbach — les têtes de la nourrice et des sœurs faisaient office d’esquisses médiocres avant l’achèvement de l’œuvre finale qu’est la beauté de Tadzio. Aschenbach le voit, et l’invente en même temps.
Tadzio regardé n’est alors plus figé dans le dédain général ; au seuil du salon, il se retourne vers Aschenbach. Et son attention marquée sur celui-ci fait l’effet, dans ce foyer des indifférences, d’un point d’orgue après une éternité de silence. Le lendemain, dans l’ascenseur de l’hôtel plein à craquer, le regard se fait plus intense, tentateur même est celui que Tadzio lui lance en sortant de la cage à reculons, dans une révérence séductrice. L’enfant est devenu jeune homme. Sans jamais qu’ils ne se soient adressé une seule parole, il y a définitivement entre eux un échange profond dans ce seul contact optique. Et Aschenbach frémit, et se rappelle les mots d’un confrère : « Tu crains tout contact avec quoi que ce soit ». Mais enfin, dans cette distance même, dans l’incontact, il sent.
L’intense beauté de Tadzio lui fait se remémorer un débat esthétique que le compositeur avait eu avec son confrère : celui-ci défend la naissance du Beau par les sens, celui-là par l’effort et la raison. Vain débat en vérité : le Beau, c’est ce regard créateur qu’il inspire et qu’il engendre, et qui par la vue seule concentre toute la vie dans l’acte de contempler pour faire de la pensée même une opération voluptueuse.
Souillure et sacré
Jusqu’alors dans Mort à Venise, il n’avait été question d’aucune péripétie, mais uniquement de regarder ou de ne pas regarder ; hors cette dialectique articulée par le jeu des acteurs et l’espèce de concentration singulière opérée par les zooms de la caméra, toute narration était presque liquidée, sans autre action qu’un curiste s’installant dans son hôtel. Enfin, la tragédie débute quand l’ombre de la chair fracasse le sentiment platonique qu’inspire le jeune homme à l’homme mûr. L’entêtement devenu insupportable du premier motif de La Lettre à Élise de Beethoven, répété inlassablement par Tadzio, provoque la réminiscence d’Aschenbach au bordel. La jeune prostituée a cela de particulièrement troublant qu’elle est le mélange parfait entre le visage de sa femme et celui de Tadzio ; métamorphose érotique fruit de la résurgence du désir d’Aschenbach, et de sa honte. Contre le sentiment de souillure, celui du sacré s’élève. Pour ne pas dépérir dans le scandale, l’amour d’Aschenbach voudrait symboliquement la marche normale de l’union sacrée. Il suit Tadzio, sa préceptrice et ses sœurs jusque dans l’église. S’ensuit alors dans Mort à Venise une filature à travers les voies étroites de la ville, Aschenbach se cachant derrière les angles, Tadzio s’arrêtant et se retournant à l’ombre des portiques. Ce jeu de la filature invente la forme de leur relation unique, à distance et en silence. La vie commune, leur incontact amoureux l’aborde dans le jeu tacite et l’interaction furtive.
La vie sans âge
Cette poursuite d’amour se confond avec l’enquête que mène Aschenbach pour découvrir la vérité derrière les premiers cadavres visibles dans les rues de Venise. En vérité, l’épidémie est l’amplification tragique du véritable drame qui se noue contre leur relation : l’écart d’âge. L’avènement partout de la mort horrible par le choléra est l’expression de l’horreur de la vieillesse dont Aschenbach est le héros pathétique. « Rien au monde n’est si impur que l’impureté de la vieillesse » : paroles injustes lancées jadis par son confrère qui s’immiscent encore et le gangrènent. Pour lutter contre la dégradation du temps, le grotesque le gagne. Il devient vieux beau, se fait farder et peindre les cheveux.
Se sauver du temps : la création artistique et l’amour seuls le permettent. Dans son incontact avec Tadzio, il y a dépassement de l’idée commune du temps, d’une part par la rupture avec leur propre temps — sa morale et ses mœurs — dans le scandale de l’écart de l’âge ; d’autre part, dans le regard créateur qu’inspire Tadzio à Aschenbach, et qui projette au-delà des apparences et ouvre sur l’infini.
Tout se passe dans la séquence finale de Mort à Venise pour en finir avec la contradiction entre le temporel et l’éternel. À bout de force et sûrement atteint par l’épidémie, Aschenbach rejoint la plage quasi déserte de l’hôtel, étendue infinie de sable dont on ne distingue plus dans le cadre les limites. Filmée en plongée, la plage vue du ciel reçoit les échos d’un chant slave semblant provenir du fin fond des âges dans la bouche d’une jeune Russe aux airs de cariatide éternelle ; le sable partout offre la vision métaphysique d’un hors-temps, mais aussi la voix évanescente, le vent qui passe, l’écume qui s’enroule et se déroule inlassablement. De son large cadre, la caméra balaie d’un ample et calme mouvement ce paysage désert, de gauche à droite, et trace dans l’espace la figure d’un immense sablier, symbole ambigu d’une éternité mobile, de l’écoulement intarissable dans le renversement du haut et du bas. C’est l’éternité dans le mouvement.
Sur la plage, Aschenbach voit Tadzio se libérer d’une lutte avec un camarade et s’éloigner dans l’eau. L’adolescent s’arrête et pose, telle une sculpture, devant le soleil qu’il pointe avec une grâce inouïe. Devant cette vision sublime, Aschenbach agonise. Au seuil de la vie et de la mort, dans cet état liant, il ne voit plus alors qu’avec les yeux de l’artiste transformant le monde, son regard comme dédoublé dans l’appareil photo installé au bord de l’eau entre lui et Tadzio. Et il forge de son ultime amour un mythe : Tadzio n’est plus incarnation humaine, mais figure d’éternité, statue d’ombre au seuil du temps, à contre-jour sur le fond rose du ciel sublime ; le garçon est devenu Hermès psychopompe, faisant passer de la vie à la mort.
Au fond, Aschenbach aura rencontré Tadzio pour pouvoir mourir, donner un sens à sa mort en la peuplant de belles figures, et ainsi conquérir par l’esprit la destruction du corps ; où mourir se révèle, comme en art, transformation du monde par la pensée dans le dépassement du physique et du contingent. Tadzio est le modèle de sa mort grâce auquel il peut l’imaginer et la sublimer, quand Aschenbach offre à Tadzio une image solitaire de l’existence, une présence incongrue, un mystère dans son destin familial bourgeois. L’adulte et l’enfant auront après tout été l’un pour l’autre des figures imaginaires.