« Métamorphoses » de Christophe Honoré : La métamorphose d’un genre cinématographique
Pour Christophe Honoré comme pour Ovide, la métamorphose prend une dimension performative qui permet d’espérer une métamorphose du genre, du narrateur et de l’audience.
« Métamorphoses », un film de Christophe Honoré (2014)
Dans le monde gréco-romain, les anciens n’opposent pas récits mythologiques et historiques. À leurs yeux, il s’agit de deux modes de narration complémentaires pour expliquer l’univers et leur société. Quand Ovide compose ses Métamorphoses(1), il présente au lecteur une histoire de la civilisation romaine éclairée sous le prisme de la transformation des corps, de la naissance du monde à la mort de Jules César. Chaque métamorphose permet à Ovide de présenter un épisode mythologique et d’expliquer ses origines et ses étapes. Le poète s’inscrit dans la pure tradition antique des récits étiologiques. La rencontre du divin avec l’humanité est bien souvent le moteur de l’évolution du monde et offre à l’auteur latin l’opportunité d’étudier les rapports entre fiction et réalité, histoire et poésie, métamorphose des corps et mutation des genres littéraires(2).
Comme d’autres artistes avant lui tels le Bernin ou Picasso, Christophe Honoré a parfaitement saisi le potentiel artistique de ce matériau littéraire et décide de l’adapter au genre cinématographique. La métamorphose d’Ovide est au centre du travail du cinéaste. Les premiers vers du poète ouvrent et referment le film. À première vue, ce dernier reproduit fidèlement les mythes et les mutations du monde romain. Certes, il intègre les différents épisodes dans l’histoire d’Europe et Jupiter qui structure l’ensemble du propos et crée un univers d’époque contemporaine (paysages, décors et costumes). Toutefois, l’atmosphère poétique ovidienne est recréée : le monde est abordé sous le souffle divin de la métamorphose. De même que dans l’épopée latine, tout est métamorphose dans le film de Christophe Honoré.
D’abord de manière visible, les corps changent au fur et à mesure des épisodes enchâssés l’un dans l’autre : de l’humain vers l’animal ou vers le végétal. La métamorphose peut apporter le salut (Syrinx, Philémon et Baucis), représenter une punition (Atalante et Hippomène) ou être le résultat d’un dommage collatéral des jeux divins (Io, Argos). La métamorphose s’intègre dans un paysage naturel souvent aquatique qui symbolise la mutation perpétuelle de la matière. L’eau est d’ailleurs à plusieurs reprises le vecteur du changement. Elle est omniprésente. Héraclite, présocratique grec, voyait déjà cette caractéristique de l’eau dans sa perception du monde. Il disait par exemple : « On ne descend pas deux fois dans le même fleuve »(3).
Christophe Honoré est proche de cette sensibilité préclassique. Il encadre les épisodes de vues de plans d’eau. C’est par l’eau qu’Europe est « baptisée » par Jupiter. Cet indice visuel original indique au spectateur que l’initiation de la jeune fille débute à partir de ce moment du récit. C’est également par l’immersion d’Europe nue que se clôt l’ensemble du film. L’eau peut ainsi purifier et faire évoluer, mais elle peut aussi corrompre. Hermaphrodite se trouve ainsi uni de force avec une nymphe lors de sa baignade dans un lac. Dans les deux cas, elle marque assurément une transition. Dans le film, on trouve d’ailleurs nombre de traversées de rivière par les personnages, hommes ou dieux. Ce passage se joue géographiquement, mais aussi d’un point de vue métaphysique. C’est en effet par l’eau qu’Orphée tente de faire revenir Eurydice à la vie, mise en image originale et poétique de la part du cinéaste.
Comme chez Ovide, la métamorphose des individus est provoquée par l’émotion(4). L’éros en particulier fait souvent office de moteur puissant d’action (Pan, Jupiter, Samalcis). L’élan amoureux est effectivement indispensable à la pérennité du monde. À ce titre, il occupe une place privilégiée dans le choix des épisodes retenus par Christophe Honoré et fait l’objet d’une attention particulière : ses différents aspects sont abordés à travers les mythes (l’attirance physique, la passion amoureuse, la jalousie, le manque et le deuil), mais la mise en scène des corps cherche également à reproduire les mouvements de l’amour. Ces corps, féminins ou masculins, sont filmés en gros plan, pouvant faire apparaître leur matérialité (pilosité, grain de peau, mouvements). Par le cadre, ils deviennent des objets et des sujets du sentiment amoureux. Ils sont souvent « érotisés » dans le sens étymologique du terme, à savoir emprunts d’éros, mais ils ne sont jamais sexualisés. Le recours à des acteurs non professionnels participe à donner un effet spontané et naturel à la passion amoureuse.
Plus largement, la métamorphose est la conséquence de l’émotion d’une divinité. Elle peut prendre d’autres formes que l’éros comme la colère, la pudeur ou encore l’orgueil. Par là, l’entité divine au sens large (dieux, monstres, nymphes, héros) est plus que jamais proche de l’humanité. Ensemble, elles sont soumises aux turpitudes de l’âme et du corps. L’émotion agit comme un moteur d’évolution inhérent au monde contre laquelle hommes et dieux peinent à lutter. L’émotion précède et dépasse la civilisation ; la métamorphose en est le témoin sensible.
Mais ensuite, la métamorphose s’opère également sur des plans plus abstraits et moins directement visibles pour le spectateur. Citons d’abord la tête d’Orphée décapité par les Bacchantes transformée en livre et rapportée par le frère d’Europe au sein de la société des hommes. Christophe Honoré fait cette proposition originale très réussie. Il nous fait ainsi comprendre comment la connaissance poétique de la métamorphose passe à un moment de l’histoire de la transmission orale, si attachée aux civilisations anciennes, à la tradition manuscrite d’époque plus moderne. Orphée, premier poète de la littérature occidentale, voit son patrimoine universel confié aux générations suivantes par la transformation de sa tête en objet-livre. De cette manière, il assure la pérennité posthume de son enseignement, initié de son vivant.
Le cinéaste dépasse donc la simple adaptation au cinéma du matériau ovidien. Il se pose comme un maillon essentiel de la transmission de l’écrit au cinéma de cette matière poétique. Dès l’ouverture du film, il s’engage dans une réflexion plus globale sur les modes de narration et de représentation cinématographiques. Comme Ovide avant lui, il s’inscrit dans un processus de recherche en étudiant le récit et l’action dans ce média différent qu’est le cinéma. Il questionne ces concepts au moyen d’une construction narrative multiple, complexe (épisodes indépendants, récits enchâssés, action muette, contée ou vécue) et visuelle qui réduit les frontières du temps et de l’espace. Montrer la métamorphose donne accès à un monde merveilleux dont les aspects trop concrets importent peu. Seule la poétique du changement compte.
Au début du film, Europe, issue du monde rationnel des hommes, n’est pas prête à comprendre l’essence et le fonctionnement de cet univers qui donne accès à une certaine forme de bonheur. Elle y est invitée, tout comme le public, par Jupiter en ces mots : « Il faudrait que tu me croies pour que ce soit profitable. » Toutefois, cette invitation ne nécessite pas de connaissance préalable. Il suffit de se laisser guider par l’émotion et l’émerveillement. L’invitation devient ensuite injonction chez Bacchus. En guise d’avertissement, il rapporte la transformation punitive en chauve-souris de trois jeunes filles qui n’ont pas voulu le croire. Cet état d’esprit est donc indispensable pour avoir accès au message des dieux et plus généralement de la poétique. De cette manière, s’il se laisse emmener, le public lui-même vit une métamorphose de son rapport au cinéma et se voit lui aussi transformé, avec Europe, lorsque le film se clôt.
Pour Christophe Honoré comme pour Ovide, raconter – par la littérature ou le cinéma – la métamorphose prend une dimension performative qui permet d’espérer une métamorphose du genre, du narrateur et de l’audience.(5)
Notes