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Rin Takanashi dans une voiture dans Like Someone in Love
Esthétique

« Like Someone in Love » d'Abbas Kiarostami : La route de l'introspection

Fabien Demangeot
Avec Like Someone in Love, Kiarostami, dans la lignée de Yasujirô Ozu, traite de l'incommunicabilité en filmant des êtres perdus illusionnés par l'idée d'amour. Véritable œuvre somme où se télescope la plupart des motifs esthétiques comme thématiques de son cinéma, le film du réalisateur du Goût de la cerise utilise moins le Japon comme une toile de fond que comme un terrain d'expérimentations. En invisibilisant presque Tokyo, Kiarostami crée, à travers l'espace confiné de la voiture de Watanabe, un nouveau lieu mental à l'intérieur duquel les non-dits permettent l'émergence sensible et sincère du "Moi''.
Fabien Demangeot

« Like Someone in Love », un film d'Abbas Kiarostami (2012)

À l'adolescence, alors qu'il rêve encore de devenir peintre, Abbas Kiraostami découvre, à la cinémathèque de Téhéran, les films de Yasujirô Ozu et de Kenji Mizoguchi. Leur façon de penser le temps, de filmer l'espace et l'intimité de ses personnages influenceront grandement son œuvre cinématographique. En quittant l'Iran pour le Japon, après une escapade en Toscane avec Copie conforme, film hommage au Voyage en Italie de Rossellini, le cinéaste perpétue son travail sur les apparences en déconstruisant, au fur et à mesure de l'avancée de son récit, les attentes du spectateur. Chez Kiarostami, rien n'est jamais programmatique. Les situations représentées sont souvent des leurres comme si, derrière leur aspect foncièrement réaliste, pour ne pas dire néoréaliste, ses films mettaient en scène une véritable fabrique du faux. Dans le prologue du Goût de la cerise, un automobiliste tente de faire monter de jeunes hommes dans sa voiture en échange d'argent. Alors que le spectateur pense, dans un premier temps, qu'il s'agit d'une scène de drague homosexuel, il apprend, après quinze longues minutes, que l'homme en question cherche quelqu'un pour l'enterrer après son suicide. Dans Le vent nous emportera, un groupe de journalistes arrive dans un village kurde pour filmer des rituels funéraires qui n'auront finalement jamais lieu puisque la vieille femme mourante ne décédera pas. À travers des trames narratives qui ne cessent, parfois de manière presque imperceptible, de se dérober à nous, Kiraostami incite les spectateurs non pas à écouter mais à regarder. Comme il a d'ailleurs pu le dire, lors d'une interview, pour le journal Libération, une image n'est jamais sans histoire :

"Une image n'est jamais sans histoire. Beaucoup de films ou de séries télés ressemblent à des romans-photos, où il s'agit de donner des images à des histoires. Je crois plus à l'histoire qui sort du cœur de l'image qu'à l'histoire racontée par la narration."(1)

Avec Like Someone in Love, le cinéaste radicalise encore sa démarche. Même si le film, contrairement à Five ou Shirin, ses deux œuvres les plus abstraites et conceptuelles, est constitué d'une narration, au demeurant assez classique, il semble être totalement dépourvu de début et de fin. Dans la première scène, le spectateur se retrouve plongé à l'intérieur d'un bar de Tokyo. En off, une voix féminine dont il est impossible d'identifier la provenance se dispute, au téléphone, avec son petit ami. Cette voix est celle d'Akiko, une étudiante en sociologie appartenant à un réseau d'escorts girls. Peu à peu, le visage de la jeune fille est dévoilé or cette scène d'exposition ne révèle rien sur le caractère du personnage et les raisons qui la poussent à mentir à son interlocuteur. C'est à travers le dialogue qui suivra, entre Akiko et son proxénète, que le spectateur sera en mesure de comprendre ce qui l'a réellement poussée à agir ainsi. Le petit ami, jaloux et possessif ne sait, au départ, rien de ses activités. Il tend un miroir au spectateur qui comprendra néanmoins, bien avant lui, de quoi il en retourne. Dans Like Someone in Love, les motivations des différents protagonistes ne sont jamais clairement définies. Ainsi, Watanabe, le vieux professeur d'université qui loue les services d'Akiko, ne montre, par exemple, aucun intérêt pour le sexe. Gêné, il refuse même de la rejoindre au lit, préférant l'inviter à manger un bon repas qu'il a lui-même concocté. Watanabe se comporte comme un grand-père avec la jeune fille au point que Noriaki, le petit-ami jaloux, qu'il rencontrera plus tard, le prendra réellement pour son grand-père. Watanabe lui donnera alors des conseils sur sa relation avec Akiko avant d'affirmer qu'il est autant un grand-père pour lui que pour elle. Lorsque les trois personnages se retrouvent réunis, à l'intérieur de la voiture du vieil homme, ils se présentent à la fois comme une famille et un triangle amoureux. L'étrangeté de la situation est renforcée par un dispositif de mise en scène aussi simple qu'efficace. Kiarostami cadre ses personnages côte à côte, dans le même axe. Le cinéaste n'utilise pas le procédé du champ-contrechamp pour filmer le dialogue puisqu'ils ne se font jamais face. Cela donne l'impression que les trois protagonistes sont comme enfermés à l'intérieur d'un aquarium. D'un point de vue purement métaphorique, ces plans serrés peuvent être perçus comme le reflet de leur claustration intérieure.

Comme dans le cinéma d'Ozu, les personnages de Like Someone in Love n'arrivent pas à se comprendre et peinent, de ce fait, à communiquer ensemble. La première rencontre entre Akiko et Watanabe en est, sans doute, la meilleure illustration. La jeune fille apparaît davantage comme une dame de compagnie, voire même comme une auxiliaire de vie, que comme une escort girl. Leur discussion prend même une tournure inattendue lorsque elle découvre, dans le salon de son client, une reproduction du tableau La leçon au perroquet de Chiyo Yazaki. Akiko a elle-même grandi avec une reproduction de cette œuvre et est amusée à l'idée que le personnage de cette peinture puisse lui ressembler. Il s'en suit une discussion autour du tableau qui est, selon les dires de Watanabe, le premier cas d'une représentation de style occidental d'un sujet typiquement japonais. Ce discours a une visée proprement métacinématographique. Comme l'auteur de La leçon au perroquet, Kiraostami propose de revisiter la société japonaise à travers un style étranger. Le Tokyo de Like Someone in Love est ainsi, finalement, que bien peu représenté. Kiarostami ne le filme pas comme ses contemporains que ceux-ci soient d'ailleurs japonais ou non. Là où Sofia Coppola, dans Lost in translation, exposait le gigantisme et la modernité de la capitale nipponne pour mieux montrer l'errance de personnages confrontés à la solitude et à l'ennui, Kiarostami préfère l'épure et réduit, le plus souvent, Tokyo à quelques plans furtifs sur des routes et des coins de rue. En se concentrant plus particulièrement sur des espaces clos (l'appartement et la voiture de Watanabe, le garage dans lequel travaille Noriaki), le cinéaste fait ressentir le malaise qui habite les différents protagonistes de son œuvre. Dans l'une des plus belles scènes du film, Akiko, qui se trouve dans le taxi qui la mène à la demeure de son client, écoute les messages vocaux laissés par sa grand-mère qui a passé toute la journée à l'attendre près de la gare. La vieille femme ne reprochera pas à Akiko de ne pas être venue mais gardera néanmoins espoir jusqu'au dernier moment. Akiko la verra, à travers la fenêtre de son taxi, mais ne trouvera pas le courage de descendre de la voiture et d'aller lui parler. La grand-mère d'Akiko, bien qu'elle n'apparaisse que brièvement à l'écran, rappelle le personnage de Tomi Hirayama dans Voyage à Tokyo de Ozu. Dans ces deux films, les personnes âgées cherchent à se rapprocher de leur descendance mais sont perpétuellement rejetées. Tomi et son mari, dans Voyage à Tokyo, sont délaissés par leurs enfants qui n'ont pas le temps de s'occuper d'eux tandis que dans Like Someone in Love, la grand-mère d'Akiko souhaite juste revoir, ne serait-ce qu'un instant, cette petite-fille qui lui manque tant. La relation entre Akiko et Watanabe, au centre du film, apparaît comme une tentative de réconciliation entre deux générations incapables de vivre ensemble. Le client deviendra, dès lors, un grand-père de substitution prêt à laisser de côté ses travaux universitaires pour venir en aide à une jeune fille qu'il connaît depuis moins de vingt-quatre heures.

Rin Takanashi et Tadashi Okuno dans une voiture dans Like Someone in Love
© MK2 films

Dans sa manière de signifier l'inceste, sans jamais le mettre en scène, le film de Kiarostami rappelle également Printemps tardif de Ozu qui, comme avait pu le souligner Kijû Yoshida, dans son ouvrage Ozu ou l'anti-cinéma(2), suggérait un lien incestueux en montrant, à la fin du film, le père et la fille dormir dans le même lit. Dans Printemps tardif, l'attachement que la fille porte à son père l'empêche de se marier. Dans Like Someone in Love, Akiko considère son client, et donc hypothétique partenaire sexuel, comme son grand-père, ou du moins comme une figure parentale. Des liens filiaux se créent, dans une perspective inverse au film d'Ozu, qui montrait la fille et le père vivre comme un couple. Kiraostami renverse le motif incestueux en mettant en scène une véritable famille recomposée. En désexualisant la relation entre le client et la prostituée, le cinéaste laisse entendre que Watanabe considère Akiko comme un membre de sa famille à moins que celle-ci n'incarne qu'un souvenir, une image mentale que le vieil homme chercherait, au moins pour une nuit, à rendre vivante. Kiarostami laisse toutes les interprétations ouvertes comme l'atteste la scène au cours de laquelle Akiko, après avoir vu la photographie de l'épouse de Watanabe, dit lui ressembler. Nous ne saurons d'ailleurs pas ce qui est advenu de cette femme, réduite à une seule image. Est-elle morte ? A-t-elle divorcé de son mari ? Les paroles des deux personnages ne dévoilent rien de leur passé. Ce sont leurs seules impressions qui créent la narration. L'omniprésence de longs plans fixes, comme dans tout Kiarostami qui se respecte, et qui évoque fortement le travail de Robert Bresson et de Yasujirô Ozu, ces deux maîtres du septième art que le cinéaste vénérait, crée une impression de réel que vient encore renforcer le caractère inachevé de l'intrigue. À la fin du film, Watanabe vient chercher Akiko qui, comme nous le comprenons sans que cela ne soit, pour autant, oralement révélé, a été brutalisée par son petit ami. Il l'emmène chez lui mais est suivi par le jeune homme qui lancera , par la suite, un projectile à travers la fenêtre de son appartement. Watanabe s'écroulera sur le sol et c'est sur ce dernier plan énigmatique que s'achèvera Like Someone in Love.

En conférence de presse, Kiarostami avait confié que son film ressemblait à la vie car il n'a ni début ni fin. Il a également dit compter sur ses spectateurs pour deviner ce qui se passe au début et supposer ce qui se déroule après. La caméra enregistre les bribes d'un réel reconstitué et s'éloigne, de ce fait, du cinéma d'Ozu qui a eu tendance à être réduit, du fait de ses intrigues minimalistes, à un cinéma de l'épure alors que le réalisateur a su créer une grammaire cinématographique totalement novatrice. Ozu filme ses personnages à la hauteur d'un homme assis sur un tatami et transgresse perpétuellement la règle dite des 180 degrés qui, dans la pratique cinématographique classique, détermine la position de la caméra quand on filme, en champ-contrechamp, deux personnages qui sont face à face. L'auteur du Goût du Saké filme à 360 degrés. Ses personnages regardent donc dans la même direction, ce qui donne l'impression que leurs regards ne se croisent pas. On pourrait dire qu'Ozu ne se "soucie" pas de la cohérence de ses plans. Il peut, par exemple, couper net un plan et le faire suivre par un autre sans se préoccuper de la vraisemblance corporelle et spatiale que le cinéma a pour habitude de présenter aux spectateurs. On ne retrouve pas cette dimension quasiment expérimentale de la mise en scène dans Like Someone in Love même si l'utilisation de longs plans fixes, lors de scènes intimistes aux décors dépouillés, rappelle forcément le cinéma d'Ozu. C'est, sans doute, lorsqu'il filme des espaces vides, dépourvus de personnages, que Kiarostami se rapproche d'ailleurs le plus de lui. Les deux cinéastes, pour reprendre les propos tenus par Noël Burch à propos d'Ozu dans son ouvrage Pour un observateur lointain(3), suspendent le flux diégétique. Les plans vides sont des plans à l'arrêt, de pure contemplation qui n'ont pas forcément de liens sémantiques avec la narration filmique. Curieusement, ces plans suspendus sont quasiment absents de Like Someone in Love alors qu'ils apparaissent régulièrement dans ses films tournés en Iran.

Même si Kiarostami a emprunté de nombreux motifs esthétiques à des cinéastes aussi divers que Ozu, Bresson ou encore Rossellini, sa manière de filmer de longs trajets dialogués en voiture est, par contre, assez inédite. Le réalisateur de Ten a fait de la voiture un lieu à la fois concret et mental, le déplacement du véhicule étant très souvent en lien avec l'évolution psychologique ou même spirituelle de ses personnages. Selon Martin Karmitz, producteur de Kiarostami et fondateur de MK2, la voiture permet surtout aux personnages kiarostamiens de se confier sans craindre d'être jugés :

"La voiture est un lieu fixe, mais en mouvement. C'est un long chemin, un endroit où l'on peut parler d'une façon différente... Dans la voiture chez Kiarostami, il y a souvent deux personnages qui se disent des choses qu'ils ne pourraient pas se dire s'ils étaient en face."(4)

On retrouve cette même idée dans le récent Drive my car de Ryusuke Hamaguchi à travers les personnages du metteur en scène de théâtre Yusuke Kafuku et de son chauffeur de taxi, la jeune Misaki. Au fur et à mesure de l'avancée du film, et par le biais de leurs longs trajets en voiture, Yusuku et Misaki révéleront leurs failles et leurs secrets. Dans Like Someone in Love, les personnages ne se dévoilent pas autant mais expriment néanmoins, avec une certaine pudeur, leur ressenti le plus profond. C'est notamment ce que fait Noriaki lorsqu'il évoque les flyers de prostitution représentant une jeune fille qui ressemble étrangement à Akiko. Noriaki, qui ignore ou préfère ignorer qu'il s'agit de sa petite amie, dévoile ses peurs à Watanabe. Il se confie au vieil homme comme s'il s'agissait d'un proche, sans se soucier qu'Akiko se trouve, en voiture, avec eux. Cette libération de la parole est plus compliquée pour la jeune fille qui, mal à l'aise, n'arrive à parler que de son examen de sociologie. C'est pourtant en voiture, mais lorsqu'elle n'est pas accompagnée d'un tiers, que Akiko prend conscience de sa solitude, cherchant du regard, derrière les portes vitrées de son taxi, cette grand-mère qu'elle ne verra sans doute plus. C'est en filmant au plus près le visage de son interprète, la jeune Rin Takanashi, que Kiarostami fait éprouver le trouble et la douleur de son personnage. Il laisse également soin au spectateur de lui constituer sa propre histoire. Il en est, un peu de même, pour Watanabe. Seul le personnage de la voisine, qui semble tout droit sorti d'une comédie populaire, confère un peu d'épaisseur au vieil universitaire. Cette femme exubérante, qui avouera à Akiko avoir été amoureuse de Watanabe, est, comme a pu le suggérer Kiarostami, dans un entretien pour le site Troiscouleurs.fr, le témoin de toutes les années de sa vie que nous ne voyons pas(5). Like Someone in Love, qui emprunte son titre à un standard du jazz d'Ella Fitzgerald, traite avant tout de l'illusion d'aimer. Noriaki aime une image d'Akiko qu'il a créée de toutes pièces tandis que Watanabe s'attache à une jeune fille dont il ne connaît rien. À Cannes, où il était en compétition officielle, le dernier long-métrage de Kiarostami fût loin d'avoir fait l'unanimité. On lui a, entre autres, reproché sa fin trop abrupte et le manque de structure de sa narration. Or, Like Someone in Love est un film d'une richesse inouïe qui conjugue, comme a pu le démontrer le critique des Cahiers du Cinéma Nicolas Azalbert, l'aspect narratif de ses premiers films avec la forme expérimentale de ses derniers :

"Le Japon de « Like Someone in Love » coïncide avec une nouvelle période qui viendrait synthétiser l'art narratif de ses premiers films (« Où est la maison de mon ami ? », « Et la vie continue ») et l'art conceptuel de ses derniers (« Ten », « Shirin »). Et quel meilleur endroit pour filmer cette synthèse que Tokyo, capitale de la tradition et de la modernité ?"(6)

Avec Like Someone in Love, Kiarostami ne cherche finalement pas tant à rendre hommage à Ozu qu'à donner vie à une image furtive qui l'a longtemps hanté. En effet, lors de l'un ses voyages au Japon, le cinéaste avait aperçu une jeune fille déguisée en mariée sur le trottoir. On lui avait alors expliqué qu'il s'agissait d'une étudiante qui, comme beaucoup d'autres, se prostituait à temps partiel. Incapable d'oublier ce visage, Kiarostami est retourné au Japon et a entrepris de tourner les plans qui se cristallisaient dans son esprit. Comme la plupart de ses autres films, Like Someone in Love est issu d'une vieille histoire, d'un souvenir marquant qui lui a été impossible d'occulter. Film-mémoire, œuvre quasi testamentaire qui mêle les différentes périodes du cinéma de Kiarostami mais aussi une réflexion sur le mélange des cultures, parfaitement synthétisée par le tableau de Yazaki, Like Someone in Love dépasse les références filmiques et esthétiques qui le constituent pour mettre en scène, d'une manière aussi prosaïque que bouleversante, des personnages incapables de se connaître et de connaître l'Autre. Ni la différence d'âge ni la classe sociale ne sont les causes de cette incommunicabilité. Kiarostami a l'intelligence d'éviter ce genre de stéréotypes pour ne s'intéresser qu'à la profonde mélancolie des êtres qui habitent son cinéma. Ainsi, Akiko, telle les Belles Endormies de Kawabata, ne pense qu'à s'endormir tandis que Watanabe, désormais trop vieux pour venir au secours de sa nouvelle protégée, s'assoupit au volant de sa voiture. Au final, le film oscille entre la nuit et le jour, le sommeil et l'éveil comme pour nous rappeler que le cinéma a autant affaire avec le rêve qu'avec le réel.

Notes[+]