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Gellert Grindelwald (Mads Mikkelsen) dans la scène finale de Les Animaux Fantastiques : Les secrets de Dumbledore
Esthétique

« Les Animaux fantastiques : Les Secrets de Dumbledore » : De l'élémantal élémentaire

Antoine Van den Kerkhove
Plutôt mal-aimé, Les Secrets de Dumbledore, le troisième volet des Animaux fantastiques, tourne néanmoins autour de bien jolies choses : astrologie, quatre éléments, surface, publicité, trains (entre autres). Ou : brève et forcément lacunaire histoire de la surface élémentaire, et de l'incorruptibilité de l'air, en partant d'un (beau) dernier plan.

« Les Animaux fantastiques : Les Secrets de Dumbledore », un film de David Yates (2022)

C'est l'un des moments importants des Secrets de Dumbledore : aux prises avec Albus, Gellert Grindelwald (Mads Mikkelsen) disparait du film, au cours de leur affrontement final au Bhoutan. Enveloppé d'une bulle magique de protection faisant écran à la magie de Dumbledore (Jude Law), le grand méchant n'a d'autre choix que de chuter dans le vide, vaincu, une fois cette bulle crevée. Mais il faut voir le moment précis où surgit la coupe au montage, pile quand le sorcier entame sa chute après destruction de la bulle ; non seulement au visage ébahi et au sommet du corps du personnage succède son dos, mais il y a plus encore : la chute a lieu hors cadre - hors des bords de l'écran (où donc atterrit Grindelwald ?). En bref : s'il n'y a plus de bulle (plus d'eau, performativement), alors il y a mise en danger de la vie, de l'amour ; il y a évanouissement terrifiant dans la nuit (figurale : peu importe ainsi que le méchant disparaisse en plein jour). Dès lors, pourquoi une bulle ?

Sans doute faut-il revenir au début du film. C'en est le tout premier plan : émergeant peu à peu du noir, on découvre alors Albus Dumbledore debout dans une rame du métro londonien, l'air pénétré. La bulle est là. Non une bulle qui serait visible, mais une bulle sue, ressentie, ramassée en ce mince espace de la rame. Ce serait la bulle propre à/de toute fiction, et plus. Un rendez-vous d'importance se prépare entre Albus et Grindelwald ; on ne l'apprendra qu'une volée de plans plus tard ; or, dès l'ouverture-rame, tout s'exhibait déjà dans la lumière bien qu'alors, il était évidemment impossible de le savoir. Penser toucher la bulle, sans certitude ; ce n'est pas un hasard si la lumière propre à la rame est feutrée.

L'eau est donc là. Pourquoi l'eau ? Car l'élément de la puissance d'intuition, de la sensibilité extrême, lunaire et plus loin, possiblement l'élément le plus apte à théoriser la nature de l'amour et des sentiments. Liquidité de l'eau dérivant, une fois Dumbledore et Gellert réunis pour l'entrevue, vers leur tasse de thé. Or l'on sait fort bien que les deux hommes furent amants. Plus troublant encore : la couleur de ce thé - brun, tirant vers le rouge, ou : vers le feu. L'amour est liquide, et au-delà, il est rouge. Quelques phrases plus loin, les amoureux évoquent un passé de jeunesse commun et... leur pacte de sang. L'amour, ici, nécessite d'abord la co-présence de l'Eau et du Feu.

Que faire de l'Air et de la Terre ? Sur l'air : David Yates est Balance (signe d'air, donc). David Yates n'est pas, dans l'absolu, un grand cinéaste. Très bien. Eh, qu'importe ? On ne lui demande pas cela ; non, on lui demande de mettre en scène. Qu'est-ce à dire ? D'actualiser, avec ses moyens propres - limités par endroits -, l'amour. Une forme d'entremetteur, disons, qui soit à la fois dans et hors du jeu. Qui fasse naitre quelque chose - du sentiment -, qui permette aux deux bouts de se rejoindre. Yates l'entremetteur écrit une histoire commune ; à ce titre, il est davantage écrivain que (grand) cinéaste ; les mots, la langue gardent en règle plus en stabilité du sens que les images. Cela, Yates l'a fort bien intégré, tout comme il a peut-être compris combien, aujourd'hui, de grandes images ne tiennent pas spécialement à la grandeur absolue d'un réalisateur. Ce qui importe, définitivement, n'est rien d'autre que de remettre de l'ordre au sein de la jungle élémantale, constamment prise dans le chaos du monde et de ses signes. D'où une rigueur sur ce que l'on montre, pas forcément sur la manière impériale dont on pourrait autrement le montrer. L'élémantal plutôt que l'élémental (hors mental ; ouvrir les yeux, calmement, tranquillement). En surface, fourmillement chaotique, énormes difficultés d'articulation des divers pans des Secrets de Dumbledore par les quatre éléments ; au fond, harmonie, équilibre, choix de prendre beaucoup d'air (on respire, amplement) - autrement dit : choix mesuré et librement posé en faveur d'un réel concret(1) face à un réel purement idéal ou théorique. En ce sens, contrairement au personnage d'Anton Vogel (Oliver Masucci) qui décide d'innocenter Grindelwald de ses crimes, Les Secrets de Dumbledore choisit résolument le camp de la justice contre celui de la facilité, à l'instar de Dumbledore et du message que celui-ci fait porter à Vogel.

Sur la terre : il convient peut-être de se pencher sur l'ultime plan du film. Et, sur les mots, sur les noms, sur un autre David. Fincher, qui, pour sa part, est Vierge (élément Terre). Ainsi, la Terre serait elle aussi performativement appelée, cette fois donc par le dernier plan (qui montre, en surplomb, Dumbledore s'éloignant latéralement dans la nuit new-yorkaise). Comment cela ? Eh bien, ce dernier plan, en son fond, abrite le Brooklyn Bridge ; tout comme celui de Downtown : Calvin Klein (David Fincher, 2013), une publicité. Et donc ? C'est que la terre offre ici, de par sa matière même, une prise solide, un ancrage par rapport à tout ce qui précède ; ce n'est pas tout : non seulement une place active est à présent délivrée à chacun des quatre éléments, mais, au-delà, surgit l'ombre d'une validation du rôle joué et, par suite, de l'harmonie portée par les éléments. Autrement dit : le concret (ou l'expérience humaine dans toute sa diversité) demeure le meneur de l'opposition entre les deux visions du réel précitées. Plus loin : la convocation par le dernier plan des Secrets de celui d'une publicité ouvre sur autre chose encore. Ce n'est pas n'importe quelle publicité : on l'a dit, Fincher y est aux manettes. Mais encore ? Fincher, en bon cinéaste de l'intensité, de la rapidité du traitement de l'information (en un sens très large), de l'intelligence qui fulgure, notamment, reste d'abord un cinéaste de la ville ; il faut entendre ici l'expression au sens de mondain (qui ouvre sur le monde ; son propre monde), ou encore au sens d'une ville qui pourrait n'être, au fond, que purement littéraire (soit : nul besoin d'une grande ville-ville, ou grande ville au sens courant du terme, soit, quelque part, une (grande) ville-institution - mais la question des institutions en général excède certainement le cadre du présent texte). Il suffit d'un mode de voir intense, spécifique, et d'un rapport spécial à l'information en général. On tient ici possiblement le grand paradoxe terrien : la terre mène à, éclaire quelque chose d'éminemment insaisissable physiquement (à l'évidence), et de non directement partageable, transmissible.

Albus Dumbledore (Jude Law) se bat contre Grindelwald dans Les Animaux Fantastiques : Les secrets de Dumbledore
© Jaap Buitendijk - Warner Bros. Entertainment Inc.

D'où la nécessité de conjuguer terre et air, en vertu des facilités de communication propres au second. En somme, si la terre fait don d'un ancrage, on pourrait dire de l'air qu'il facilite l'encrage. Avant de revenir plus en détails sur ce fameux plan refermant Les Secrets de Dumbledore (et sur quelques qualités de la dimension publicitaire ouverte par lui), prenons Heidegger (Balance lui aussi), afin de donner un exemple frappant et écrit (quoique peut-être un rien facile : voir le pont - qui, par ailleurs, semble s'immiscer partout(2)) de l'intensité mondaine, et plus spécialement de la manière dont celle-ci transporte et fait ressentir : "Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes. Nous ne nous représentons pas (...) les choses lointaines d'une façon purement intérieure (...). Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu."(3) (nous soulignons) Alors, outre le bridge, que nous présente le plan final des Secrets de Dumbledore ?

1. La réunion des quatre éléments - puisque ce qui nous amène au pont n'est rien d'autre que l'amour (soit l'association Eau-Feu), par l'entremise du mariage de Queenie (Alison Sudol) et Jacob (Dan Fogler). On notera également qu'air et terre sont les éléments les plus manifestement redoublés, voire plus : d'une part via les deux comédiens, respectivement Capricorne (Terre) et Balance (Air), et d'autre part de par le nom même de Jacob : Kowalski, qui appelle ici le Gémeaux (Air) Eastwood et son personnage de vieux grincheux ambigu dans Gran Torino (Clint Eastwood, 2009) ; Walt Kowalski. Gémeaux, jumeaux : il y a deux bébés Qilins dans le film. Les plus manifestement redoublés, chacun des éléments l'étant, redoublé, un nombre littéralement incalculable de fois, à un point tel qu'il devient spontanément impossible d'effectuer un décompte clair et, surtout, arrêté. D'où l'opportunité de se reporter à...

... 2. L'ouverture d'une dimension gratuite ; publicitaire - Les Secrets de Dumbledore aurait fort bien pu se clore au Bhoutan ; mais non, il fallait célébrer les retrouvailles Queenie-Jacob, et plus loin leur union formelle. Soit : la séquence finale, prise dans son ensemble, n'est pas grand-chose d'autre que superflue, cosmétique, convenue ; en un mot, publicitaire. Est-ce donc si grave ? Non : au contraire, à la rigueur. Nous voici maintenant au seuil de l'attaque de la nature en général des images des Secrets de Dumbledore. Toute cette séquence finale a beau être bâtarde, publicitaire, donc, elle n'en demeure pas moins riche en enseignements. C'est que la publicité, même si elle reste en règle générale ingrate, ouvre néanmoins ici sur quelque chose d'immense : la surface. Déplions. La surface, au sens fincherien (ou peut-être même davidien), par exemple, ce n'est pas uniquement l'apparence pure, ou le seul contraire de ce qui serait à aller chercher, péniblement parfois, tout au fond (d'ailleurs, comment définir adroitement le fond ?). Non : la surface rejoint ce que l'on évoquait supra sous les mots d'intensité mondaine ; en ce sens particulier, elle se joue des bornes immuables, des assignations ordonnées ou implicitement fixées, des opposés qui demeureraient condamnés à ne jamais se toucher ; ici, elle se joue de l'élégance et du vulgaire, du noble et de l'impur, des images hautes et des images basses, du grand art et de la publicité. La surface, en son royaume, joue son propre jeu et fait de son mieux avec ses propres règles. Aussi, elle se sent à l'aise au sein de son élément : l'Eau (fluidité, coulures, empires à actualiser). L'élémantal élémentaire, ce qui offre de tout embrasser et de se tenir au point d'équilibre entre réel théorique-idéalisé et réel pratique-concret-orienté vers l'action, n'est ainsi rien d'autre que cette acception de la surface, qui fond ensemble surface et profondeur, pris en leur sens plus courant. Dès lors, l'on s'étonnera déjà moins de voir Dumbledore assister au mariage précité depuis l'extérieur de la boulangerie de Jacob, soit depuis la vitre.

Mais il faut pousser encore un peu le régime général du dernier plan et, plus loin, de la séquence entière, qui finit par déteindre (rétrospectivement, de nouveau) sur le film et son montage, pris dans leur totalité. Si donc le dernier plan se place sous régime publicitaire (ou plutôt, sous un régime publicitaire différent de celui qui prévalait jusqu'alors, soit : passage d'un régime publicitaire de pacotille, fantomatique, inodore - voir la nature absolue en général des images des Secrets - à un régime publicitaire mondain, celui de Fincher, mais avec ce dernier se dévoilant en premier), et plus loin que ce régime respecte à la lettre le principe de non-archivation de l'essentiel (images et autres) propre aux (grands ?) films en général (principe pris, donc, en l'élément aquatique - et en l'hypermnésie y associée), en ce qu'il fait se détacher automatiquement après visionnage un autre plan d'importance du film (un plan de train), il nous faut alors suivre ledit régime, et plus spécialement ce plan non-archivé, puisque celui-ci va définitivement consacrer l'appartenance du film entier à la bannière de la surface ; plan (plutôt : une succession de plans courts) d'un train emportant les héros vers Berlin. Le train s'extirpe d'abord d'un tunnel, on le voit immédiatement après poursuivre son tracé. Série de plans typiquement publicitaire, cosmétique, qui n'a d'autre fonction que de couper la séquence précédente (à l'intérieur du train) et d'effectuer la jonction entre cette dernière et l'arrivée des sorciers à Berlin. Le caractère publicitaire, éminemment fantomatique de la série de plans brefs, se voit là encore renforcé par la musique transportante, iconique (en ce sens qu'elle est parfaitement à sa place dans un blockbuster us de ce calibre) de James Newton Howard. En somme : la fantômalité et le transport (soit : lien assumé par le montage entre la publicité en général et ce train, ou plutôt : la marche du train. Mais aussi : lien mis en lumière, donc, une fois seulement l'ultime plan du film refermé).

Il devient alors possible de renvoyer performativement à un autre film, et de retrouver l'élément Air par Le 15h17 pour Paris (Clint Eastwood, 2018), élément qui permet l'échange, et à une rigueur spécifique - quant à l'organisation d'un réel concret, une fois les trois autres éléments disposés - de se montrer (ou encore, de tempérer l'idéalisme tout théorique de l'association Feu-Eau). Il importe de se souvenir à présent de la nature absolue générale des images (ici simplifiée, certes) du 15h17 : images trainantes, peinant à tenir d'elles-mêmes, continuellement trouées de cahots (contrastant avec l'habituelle fluidité scandaleusement facile d'Eastwood derrière la caméra), en accord avec le rejeu des événements par les vrais protagonistes du Thalys, rejeu qui s'acheminait vers sa conclusion spectralement connue. Quelque part, le 15h17, c'est un film-train ; on en voudra peut-être pour preuve ultime les séquences italiennes, les plus éminemment trouées, vides, fantomatiques, qui n'attendaient que leurs spectateurs afin de combler ce vide. Vides signifie aussi, ici, les plus essentielles, c'est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, les plus à même de prêter le flanc au reproche de la carte postale, ou, formulé autrement : à celui de la publicité. Si l'air est, à l'évidence, l'élément dominant des Secrets de Dumbledore (via Yates), et si l'on part également du constat que l'air est l'élément le plus céleste, le plus pur, le plus incorruptible qui soit (tout spécialement en son versant féminin, cette fois) du point de vue surfacique, donc, en un sens, le plus à même d'ouvrir et de respecter l'harmonie supportée par les quatre éléments (ce que vient valider l'incorruptibilité propre du film, qui, curieusement, était acquise depuis longtemps, c'est-à-dire bien avant l'arrivée du tout dernier plan des Secrets ; curieusement parce que la surface n'a pas a priori pour habitude d'échanger avec des régimes à ce point cosmétiques, publicitaires), mais aussi que feu et eau avaient été assis depuis longtemps grâce à la triade rame de métro (bulle invisible, mais perçue, ressentie) - tasse de thé (bulle visible, mais sous forme liquide et rougie) - bulle magique (bulle visible sous sa forme achevée, mais s'apprêtant à retourner au néant), alors on ne s'étonnera guère de l'apparition finale de la terre sous la figure du pont, quitte à revenir plus tard à l'air, de par la nature de la série de plans non-archivés (sur le train vers Berlin) et le choix de faire appel à Eastwood.

Choix bien entendu contingent, destiné seulement à tenter de prouver la suprématie de l'air quant au fond de l'affaire. Ou : comment, pour la Balance David Yates, tâcher de passer de la police - c'est, notamment, l'affaire de West Side Story (Steven Spielberg, 2021)(4) - à la justice (choisir ce qui est juste contre ce qui est facile), troquer une institution contre une autre, plus belle ; plus infinie. L'une contre l'autre ? L'une pour l'autre. Techniquement, on songe ici à l'amour ; aux visages - et, sur l'air donc, plus particulièrement aux visages féminins : mais celui de Grindelwald au moment de sa disparition fera ici l'affaire : qu'importe en effet si la bulle finalement s'évanouit, car on aura appris sous la bannière surfacique que, d'une part, celle-ci n'a guère besoin d'être franchement visible pour demeurer présente, et, d'autre part, que l'essentiel demeure la sortie du cadre à soi assigné, ou encore le maintien de la tension entre réel théorique et pratique. Si il faut chuter, d'accord, mais alors mondainement, dans la mesure du concret.

Notes[+]