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Critique

« Les Sauteurs » : la Caméra déchaînée de Sidibé

Sébastien Barbion
À la caméra enchaînée de "Broken Land", celle du pouvoir, celle du chasseur, celle du télé-surveillant, s’oppose la caméra déchaînée des sauteurs, celle de ceux qui ne cessent de grever l’attente par le possible, de sauter différentes régions du réel avec la force de l’imaginaire.
Sébastien Barbion

Les sauteurs (2016), un film de Moritz Siebert, Estephan Wagner, Abou Bakar Sidibé

Il y a quelques mois nous évoquions Broken Land (Barbey, Peter, 2014), représentation de la vie quotidienne à la frontière séparant le Mexique et les États-Unis, sous l’œil des citoyens des États-Unis d’Amérique. Ceux que l’on appelle communément « les migrants » n’y étaient vus que de très loin, furtivement, comme l’on aperçoit ça et là, surgissant dans la nuit, l’une ou l’autre bête sauvage. Allégorie animale du migrant, qui donnait une idée du rapport que les frontaliers états-uniens entretiennent avec ceux qui essayent de passer de l’autre côté du mur. Avec Les Sauteurs, nous nous déplaçons sur une autre frontière, celle qui sépare l’Afrique de l’Europe, dans une enclave espagnole sise au Nord du Maroc (Melilla). Le point-de-vue est strictement opposé à celui de Broken Land. Nous sommes au plus près de ceux qui, depuis différents pays d’Afrique, tentent de rejoindre l’Europe. Plus précisément, nous sommes entre les mains d’Abou Bakar Sidibé, cinéaste improvisé, après que Moritz Siebert et Estephan Wagner lui aient prêté une caméra afin de saisir au plus près « la vie du camp »(1). À la caméra enchaînée de Broken Land, celle du pouvoir, celle du chasseur, celle du télé-surveillant, s’oppose la caméra déchaînée des sauteurs, celle de ceux qui ne cessent de grever l’attente par le possible, de sauter par-dessus différentes régions du réel avec la force de l’imagination.

Sidibé le dit sans ambiguïté : « Nous savons bien que l’Europe n’est pas l’Eldorado, mais si nous voulons continuer, il faut bien que nous ne cessions de le croire ». Le frère de Sidibé est déjà en Europe depuis plusieurs mois. Les nouvelles ne sont pas bonnes, c’est la crise en Espagne. Sidibé, coincé à la frontière marocaine, doit pourtant continuer à croire que l’Eldorado est « là-bas », en Europe. Aucune naïveté ici, mais plutôt l’exigence éthique de la puissance imaginante dans le contexte mortifère d’un réel à l’horizon bouché.

L’horizon bouché se manifestait d’une seule manière dans Broken Land, toujours la même : par les images froides des caméras de surveillance - caméra enchaînée. Des images froides que ne réchauffe, nuitamment, que le rayonnement thermique des corps. Et nous voyons des processions de corps suspendus par la caméra dans un néant spatial. Car cette caméra ne voit plus que ça : des flux corporels suspendus dans le vide, qu’il faut empêcher d’entrer dans le monde ; des corps qu’il faut maintenir à jamais dans les limbes. On ne tue plus en masse, mais il faut dès lors maintenir dans l’indétermination d’une existence virtuelle ce qui réclame une existence réelle, il faut maintenir le corps dans les limites du rayonnement thermique, et le rayonnement dans les limites des barrières. Il n’est pas rare de lire l’expression "no man’s land" sous la plume de ceux qui ont approché ces camps peuplés d’individus arrachés à - sinon interdits de - tout ancrage existentiel déterminé.

Sidibé joue au football dans le film Les Sauteurs

À rebours de cette logique mortifère, à rebours de la logique des caméras de surveillance qui ressasse l'histoire des flux corporels maintenus dans les limbes, à rebours de la logique de la caméra enchaînée, la caméra de Sidibé capte tout ce que les sauteurs inventent pour réinvestir des espaces évidés, tout ce que leur imaginaire introduit de diversité dans l’espace-temps toujours-identique des limbes - caméra déchaînée(2). Il y a le comique burlesque du « jeune homme se lavant », qui traduit la lutte du corps représenté et du cadreur, le premier voulant être capté en pied (filmer l'intégralité du corps nu de celui qui se lave), quand le second - pudique - filme en plan taille. Et c’est le Chaplin en lutte avec le cadreur lors d’une course à Venice (Kid auto races at Venice, 1914) qui surgit sous nos yeux. D'un film à l'autre, la petite bataille du corps pour exister de la tête aux pieds dans l'image laisse deviner qu'il s'agit plus généralement d'une bataille pour s'inscrire sur la scène du monde. Il y a aussi le comique issu de la rencontre incongrue entre ce que nous voyions presque comme un début de brousse (champ), et le surgissement de deux cyclistes bien équipés dévalant la route sur des vélos de course (contre-champ). C’était comme le début d’un film de Sembene, pris dans un flux de paroles incessant, observant le départ d’un homme qui rentre au village, quand la parole s'échauffe et que le conflit s'annonce, traversé tout à coup par deux éléments appartenant à un autre espace-temps, n’ayant a priori rien à faire dans cette histoire. Se raconte là toute la complexité de l’emboîtement d'espaces et de temps hétérogènes, le rappel de la difficulté à faire entrer une vie dans l'autre, comme on fait entrer une fiction (et son espace-temps) dans l'autre. À l'inverse, il y a le match de football entre les équipes nationales imaginaires du Mali et de la Côte d’Ivoire, chacune représentée par leur manager, dont l’un s'est habillé comme un prince pour l’occasion, dénotant un univers d’argent et de magouilles diverses. C’est alors la fonction de fabulation rouchienne (Moi, un noir, 1958) qui se rappelle à la mémoire, sur le fond d'une contamination des esprits dans le contexte colonial, mais plus manifestement dans Les sauteurs comme le signe de la persistance d’une histoire commune qui pourrait s’écrire dans les entrelacs de l’Europe et de l’Afrique.

Sous toutes ces occurrences, en même temps que la puissance imaginante - dont l'expression multiple et contrastée évite à la caméra déchaînée de dissimuler la réalité de la violence et des luttes sous un vernis de beauté et de comédie(3)–, c’est un potentiel cinématographique qui se fait entendre comme un cri de guerre contre la léthargie sclérosante de la caméra de surveillance qui prétend dire le tout du réel. Caméra déchaînée contre caméra enchaînée, décloisonnement des sauteurs contre durcissement des frontières, imaginaires poreux et productifs des vivants contre inertie et entropie d’un réel évidé. Certains reprocheront peut-être aux réalisateurs(4) de se perdre face à l'hétérogénéité des contenus qui nuirait à la cohérence et à la signification globale du propos. Mais répondre à la logique de l’identique des caméras de surveillance par le déchaînement révolutionnaire de l’imaginaire ne fait montre que de la plus grande cohérence. Plus encore, il apporte à l’humanisme reposant sur l’humanité nue, cette humanité souffrante réduite à n’être que souffrance-toute (enfants aux yeux vides, hommes qui crient leur désolation), le pouvoir fédérateur de l’imaginaire, la fonction de fabulation par laquelle les hommes inscrivent leurs différences dans une même histoire.

Tout en préparant leur sortie des limbes, là où l’imaginaire est toujours menacé de n’être - après-coup - qu’un déni de réalité, Sidibé et ses amis ne cessent de chanter « Melilla, Europe, mon amour ». Comme dans cette dernière séquence, d’un lyrisme et d'un kitsch comiques, mais qui ne cesse néanmoins d’émouvoir, lorsque les sauteurs trouvent encore et toujours un peu plus de beauté à cette terre qu’ils regardent du haut de leur camp, sur laquelle nous peinons à voir autre chose que d’horribles constructions, et qui permet encore à l’imaginaire de Sidibé et de tous les sauteurs de continuer à fictionner (fonctionner), en fredonnant les paroles de Whitney Houston : I will always love you.

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Sébastien Barbion, « Broken Land, L'allégorie animale du migrant » dans Le Rayon Vert, 12 avril 2016.

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