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Critique

« Le syndrome des amours passées » de Ann Sirot et Raphaël Balboni : Consommons-nous les uns les autres

Marius Jouanny
Pour leur deuxième film après Une vie démente (2020), Ann Sirot et Raphaël Balboni s’intéressent à une nouvelle pathologie, cette fois-ci fictive. Celle dont est atteint le couple du film les rend stérile, à moins qu’ils ne retournent coucher avec chacun de leurs ex. Ce Syndrome des amours passées liquide tout romantisme, mais surtout il l’évacue dans un flot d’images hachées au jump cut – soit le mariage heureux du cinéma d’auteur et de l’esthétique Konbini.
Marius Jouanny

« Le syndrome des amours passées » : notes sur l’heureux mariage du cinéma d’auteur et de l’esthétique Konbini

Film de clôture du FEMA (Festival La Rochelle cinéma) et d'ouverture de la compétition nationale au BRIFF (Brussels International Film Festival), passé par la Semaine de la Critique à Cannes, Le syndrome des amours passées jouit d'une prestigieuse réputation. Le film est décrit comme « un cinéma atypique, qui repose sur un jeu d’acteur très spontané, un rythme soutenu en jump cut et une construction narrative organique ». Mais on pourrait formuler cela tout autrement : le couple formé par Ann Sirot et Raphaël Balboni produit du « fast & curious movie », tellement adapté aux défis de son temps qu’il parvient à réconcilier le cinéma d’auteur avec l’esthétique Konbini. Plutôt que de regarder la bande-annonce du film, prenez le temps (2 à 3 minutes, soit celui d’une pause café) de visionner un épisode de l’émission Fast & Curious du média Konbini (par exemple, celui avec Emma Watson). Tout un dispositif de montage y est soigneusement déballé pour éviter de vous faire perdre trop de temps (une pause longue, ça pourrait bien mettre en péril le bon fonctionnement de votre boîte !). Les stars sommées de choisir « spontanément » et à la chaîne entre deux options (genre Chien/Chat, Macron/Le Pen) sont coupées plusieurs fois à chacune de leur réponse de manière à ce qu’apparaissent seulement à l’écran leurs expressions les plus drôles et cools. Avec ça, vous aurez déjà une bonne idée de ce que charrie Le syndrome des amours passées – que voulez-vous, à l’heure des nouvelles orientations politiques du CNC(1), il faut bien se réinventer.

D’abord, le « pitch ». Rémy et Sandra veulent un enfant – pas un enfant adopté du Bangladesh comme leurs amis Camille et Jean, plutôt un enfant bien à eux et rien qu’à eux. Seulement voilà, ils n’y arrivent pas. Jusqu’au jour où leur médecin diagnostique un blocage psychologique appelé le syndrome des amours passées. Le remède : coucher à nouveau avec tous ses précédents partenaires sexuels. « Ah ouais, hyper open quoi ! », réagit Rémy. Qu’à cela ne tienne : lui et Sandra prennent cette nouvelle comme un défi à relever pour leur couple, qui pourrait leur ouvrir les chakras et tout le reste. Méthodiques, ils alignent donc les polaroids de leurs ex sur un mur décoré de loupiottes Ikea qui s’allument au fur et à mesure de l’avancement de leurs reconquêtes. Ce tableau de chasse soft et arty synthétise bien le dispositif esthétique du film. Le parcours de vie de chacun des deux personnages peut tenir sur le mur blanc d’un appart bruxellois tendance, via les photos de leurs ex juxtaposées comme autant de profils Tinder. Programme narratif réglé comme du papier à musique, ce tableau indifférencie mine de rien toutes les précédentes relations de Rémy et Sandra. Entre les coups d’un soir et les relations de plusieurs années, nulle différence conséquente puisqu'ils parviendront bel et bien à reprendre contact avec chacun de leurs amours passées pour un dernier tour de piste.

Certes, l’une des ex de Rémy prend la fâcheuse décision de ne pas répondre à ses sollicitations. Mais lorsqu’il parvient à la revoir en dissimulant son identité sur Tinder, celle-ci dissipe immédiatement le malentendu : elle n’avait gardé aucune rancœur de leur relation, ce n’était juste pas la bonne période. Rémy prend alors une mine rassurée, un peu comme lorsque la semaine passée il craignait à tort d'avoir laissé une mauvaise impression à ses covoitureurs Blablacar. Tout cela paraît vain et anecdotique au premier abord – après tout, la vision consumériste des relations sociales transmise par Le syndrome des amours passées s’avère d’une banalité confondante. Il y a davantage lieu de s’inquiéter en considérant la mise en scène et le modèle stylistique qu’elle prône, tant ce dernier s’imbrique parfaitement avec une éthique déshumanisante. Le cinéma d’Ann Sirot et Raphaël Balboni se base sur une succession de scènes courtes, elles-mêmes composées des fameux « jump cut » censés accompagner la spontanéité du jeu des acteurs. En coupant le moindre temps mort dans les dialogues pour aller au plus vite, ce montage haché retire au contraire toute expressivité aux personnages et empêche tout approfondissement des enjeux narratifs. La sérénité d'Une vie démente, avec ses patients plans-séquences, paraît loin.

Rémy et Sandra devant leurs murs avec leurs ex dans Le syndrome des amours passées
© Imagine Film Distribution

L’exemple paradigmatique réside dans les différentes scènes de dates avec les amours passées. La plupart des ex sont présentés sommairement lors d’une rapide scène de dialogue, suivie d’une scène de chorégraphie clipesque ridicule qui métaphorise la relation sexuelle entre les personnages avec de jolies couleurs. S’ensuit un débriefing entre Rémy et Sandra, histoire de s’assurer que l’expérience a été positive et efficace comme une location Airbnb. Le syndrome des amours passées s’écoule ainsi tel un fluide homogène qui, grâce à la moulinette du jump cut, parvient à maintenir l’attention du spectateur. S’il fallait se figurer une version radicale et aboutie du dispositif, on la trouverait non seulement chez Konbini mais aussi dans les flux de vidéos Tiktok aux montages ultrarapides.

Ann Sirot et Raphaël Balboni ont donc trouvé la recette pour importer dans le cinéma d’auteur ces procédés qui écrasent toute idée de mise en scène au profit d’une superficialité chic et pseudo-réflexive. Dans leur monde, la chair n’est pas triste : on se quitte en bons termes, on se retrouve avec le sourire pour se servir de l’autre comme exutoire sexuel temporaire, avant de reprendre le cours de sa vie. Au sein du couple, on se sert plutôt de l’autre pour conserver une certaine conformité au modèle de la famille nucléaire. Quelques doutes apparaissent tout de même chez Sandra dans la dernière partie du film, mais pour mieux être évacués là encore en un temps record. Sur la même thématique, un autre film du FEMA permettait d’explorer avec un tout autre dispositif les problématiques de la libération sexuelle du couple bourgeois occidental. Anatomie d’un rapport (1976) de Luc Moullet et Antonietta Pizzorno ausculte l’économie sexuelle d’une relation hétéro avec une analyse infiniment plus lucide – et aussi un peu désenchantée. Pour faire du cinéma, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un couple qui réalise un film sur la thématique du couple, il vaut mieux — pourquoi pas ? — partir sans peur pour la laideur, la médiocrité et l’échec.

Une dernière question se pose : comment expliquer l’engouement relatif pour ces deux cinéastes dans les milieux cultivés et/ou cinéphiles où l’on déclare défendre bec et ongles un cinéma d'auteur qui n'a pourtant rien à voir avec ce que propose le film d'Ann Sirot et Raphaël Balboni ? Difficile, entre autres, de ne pas y voir un certain inconscient social, tant Le syndrome des amours passées se révèle le parfait écrin des représentations d’une certaine classe. Parfois, le bourgeois cultivé aime se détendre devant des comédies qui lui ressemblent et qui le confortent dans son propre régime de désir. La position sociale des personnages n’est certes pas dissimulée – on apprend notamment que Rémy est à la tête d’une maison d’édition indépendante. Mais toutes leurs caractéristiques sociales sont largement impensées, déployées comme une panoplie distinguée : Sandra discute avec son mec en musclant ses jambes sur une coûteuse machine de fitness, avant d’évoquer leur voyage à Amsterdam pour un concert le week-end prochain. Même lors des différentes rencontres avec les ex qui semblent tous peu ou prou appartenir à la même classe, aucune contradiction sociale n’émerge. Les notions de « relations ouvertes » et de « polyamour » que Le syndrome des amours passées tente de questionner apparaissent alors dans leur version la plus hideuse, prompte à dissoudre tout lien affectif dans un jeu infâme de distinction sociale.

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