Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Jean, le père du cinéaste, se filme dans "Le Film de mon père"
FIFF

« Le Film de mon père » de Jules Guarneri : La caméra est un fantôme

Thibaut Grégoire
En filmant sa famille "de l'intérieur", et plus particulièrement son père Jean, figure excentrique à la fois empathique et envahissante, Jules Guarneri s'exposait aux tares de l'autofiction voyeuriste façon « Strip-tease ». Il les contourne à moitié en instillant dans un cadre précis, parfois malaisant, une hétérogénéité et une porosité qui se devinent entre les lignes, qui se méritent. Avec sa caméra-fantôme, Le Film de mon père déploie un véritable discours sur la hantise sous toutes ses formes.
Thibaut Grégoire

« Le Film de mon père », un film de Jules Guarneri (2022)

Présenté au festival Visions du réel où il a remporté le prix du jury (avant d’être montré au FIFF à Namur), Le Film de mon père, premier long métrage documentaire de Jules Guarneri, propose un dispositif connu et duquel on est parfois en droit de se méfier : filmant sa famille de l’intérieur, et plus particulièrement son père très interventionniste dans les vies de ses enfants adultes, Jules Guarneri s’adonne en effet à l’autofiction dont on peut craindre qu’elle verse assez vite dans le voyeurisme façon « Strip-tease ».

Le premier plan du film montre le père, Jean, en train de se filmer lui-même et de dialoguer seul face à la caméra. Il y expose son « plan » : faire au moins trois choses avant de mourir, à savoir se réconcilier avec sa fille adoptive, être là pour « adouber » la potentielle future fiancée de son fils adoptif, et « amorcer la pompe » pour son fils Jules, lequel a l’ambition de faire un film. Par la suite, les rapports à la fois sincères et parfois embarrassants entre ce père trop intrusif et des enfants qui n'ont jamais quitté la maison et le cocon familial transparaissent dans des morceaux de vies filmés soit disant à l’arrache, mais dans lesquels on ne peut s’empêcher de déceler une mise en scène constante, mise en scène qui viendrait pour le coup beaucoup plus du père que de celui qui tient la caméra, Jules.

La personnalité du père, très ambigüe, à la fois empathique et égocentrée, gêne de prime abord dans ce film dont on ne sait trop s’il se veut être l’apologie de cet homme « hors-normes » - il n’a jamais travaillé, vivant sur une fortune familiale, et régit sa grande maison au milieu de la nature, ainsi que tout le petit monde qui y évolue, comme un châtelain excentrique – ou au contraire une satire de l’intérieur sur ce « sympathique » tyran domestique. À certains moments, Jules Guarneri semble clairement choisir son camp à travers une voix-off à l'aide de laquelle il n’hésite pas à envoyer quelques petites piques bien senties à son paternel. Cette petite tendance – légère – aux règlements de comptes met évidemment mal à l’aise, et il faut dès lors passer outre cette déplaisante impression pour saisir malgré tout ce qui est intriguant et singulier dans Le Film de mon père, par rapport à d’autre avatars du cinéma-vérité mâtiné d’autofiction voyeuriste.

Car, derrière cet habillage, derrière la première impression que donne le film, se dessine peu à peu une autre perspective, beaucoup plus bizarre, qui émane de ce dispositif et de ce qu’il tente de restituer. Très vite, il semble être question de hantise, tant le père et ses enfants qui restent coincés dans ce lieu lié au passé – celui d’un bonheur familial révolu – apparaissent un peu comme des fantômes qui refusent de quitter un manoir hanté. Tous – à part peut-être le père lui-même et sa gouvernante – devraient avoir quitté les lieux depuis longtemps : la fille qui s’accroche justement à ce bonheur passé, le fils « chamane » qui finira par s’installer dans la maison du père avec sa copine au lieu d’emménager ailleurs avec elle, et également Jules qui reste cloîtré dans sa salle de montage face à un lac hypnotisant et qui n’en sort que pour errer dans la maison à la recherche d’images avec sa caméra. Il y aussi et surtout dans Le Film de mon père la présence fantomatique de la mère décédée, qui n’apparaît qu’à travers des clichés pris par le père – notamment des clichés érotiques, le malaise n’est donc jamais bien loin – et qu’il exhibe devant son fils filmeur. Cette mère est constamment évoquée dans les discussions entre le père et ses enfants. D’une certaine manière, elle hante aussi le père, bien entendu, et s’exprime d’ailleurs à travers lui : par la voix-off, Jules Guarneri dit que son père semble perpétuer la volonté de la mère en s’immisçant ainsi dans la vie de ses enfants, lui qui était très effacé avant le décès de sa femme.

Vers la fin du film, Jules Guarneri dit par l’intermédiaire de la voix-off qu’il a depuis longtemps « terminé » Le Film de mon père, qu’il a accumulé assez d'images pour concevoir et monter un long métrage, mais qu’il ne peut s’empêcher de continuer à filmer et à déambuler dans les couloirs et les pièces de la maison, à filmer son père qui mange, la gouvernante qui fait la lessive, et surtout son frère qui prend des bains de deux heures. Bien sûr, il parviendra à s’extirper de cet emprisonnement et de cette hantise, et la caméra arrêtera de tourner, sinon le film qu'on a devant les yeux n'existerait pas. Mais en exprimant ainsi son sentiment étrange de ne pas pouvoir s’arrêter de filmer, et en exposant dans un même geste les images « superflues », en trop, il fait également de la caméra elle-même un fantôme prisonnier de cette maison qu’elle hante. Cette idée de caméra-fantôme était d’ailleurs déjà présente dans un autre film à la fois malaisant et « hanté » sur la famille, à savoir le Festen de Thomas Vinterberg, dans lequel la caméra à l’épaule, rompue à l’exercice du Dogme95, allait parfois se perdre à virevolter dans les coins et recoins de la maison, comme si elle était indépendante, comme si elle était un esprit.

Au final, la vision du Film de mon père laisse encore cette sensation au spectateur de ne rien avoir à faire là, devant ces images intimes d’un cocon familial qui n’est pas le sien. Mais ce qu’il en reste malgré tout a posteriori, c’est cette capacité à instiller dans un cadre précis, parfois malaisant, une hétérogénéité et une porosité, ainsi qu’un véritable discours sur la hantise sous toute ses formes.