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Louis Garrel se fait "diriger" par Roschdy Zem dans "L'Innocent"
FIFF

« L’Innocent » de Louis Garrel : Jouer et déjouer (les attentes)

Thibaut Grégoire
Après une première partie assommante dans le registre de la comédie de quiproquos sur fond social, dans laquelle Louis Garrel laisse ses acteurs - y compris lui-même - en roue libre, le film se retourne à l'occasion d'une scène théorique sur le jeu d'acteurs, avant de s'acheminer vers un final qui déjoue les attentes. Plus réflexif et moins convenu qu'il n'en a l'air, L'Innocent est éminemment ludique.
Thibaut Grégoire

« L'Innocent », un film de Louis Garrel (2022)

Il y a parfois des films qui sont sauvés par une seule idée, rachetés en cours de naufrage par une scène qui vient tout rebattre, tout redistribuer. Le quatrième long métrage de Louis Garrel – dont nous n’attendions, il faut bien le dire, pas grand-chose – est de ceux-là. Dans son premier tiers, L’Innocent vient confirmer le peu d’intérêt que nous avions pour lui, voire accentuer les craintes avec quelques premières scènes douloureuses, dans lesquelles Sylvie, le personnage joué par Anouk Grinberg, « fait la folle » en criant son amour pour son fiancé Michel (Roschdy Zem), sous les yeux de son fils Abel (Louis Garrel en clown blanc). La première impression est donc très mauvaise, et pousse même à croire que le fils Garrel, dont les deux premiers longs n’étaient pas si mauvais, a subi la désastreuse influence de Maïwenn sous la direction de laquelle il a tourné par deux reprises. On retrouve en effet dans les premières scènes de L’Innocent cette propension à regarder et à laisser jouer les acteurs en roue libre, dans un grand déballage cabotin et hystérique que l’on avait enduré dans des films comme Polisse, Mon roi ou ADN. C’est la pénible Anouk Grinberg qui remporte la palme dans ce registre, pas aidée par un personnage « haut en couleur » – comprendre : insupportable. Le « pitch » qui se déroule dans la première partie du film – un fils, peu content du remariage de sa mère avec un ex-détenu, tente par tous les moyens de trouver la faille et de prouver que celui-ci traine encore dans des affaires louches – laisse par ailleurs présager d’une comédie de quiproquos sur un arrière-fond social pseudo-réaliste, bref… toujours la même chanson et la petite musique bien rôdée des comédies françaises « du milieu », sans grand intérêt.

Mais, après ce premier tiers assommant, quelque chose se passe enfin, une scène advient qui semble détourner L’Innocent de son programme prédéfini, pour un peu théoriser voire subvertir cette mécanique grippée du jeu en roue libre. Finalement embrigadé par son nouveau beau-père dans la fameuse magouille qu’il pressentait, Abel, flanqué de sa meilleure amie Clémence (Noémie Merlant), se retrouve à se faire « diriger » par Michel dans la répétition d’une scène de diversion qu’il va devoir « interpréter » devant un « pigeon ». Michel, dont on aura vu auparavant le goût pour la comédie – sa scène d’introduction était une scène de jeu devant sa prof de théâtre en prison, à savoir Sylvie – malmène Abel pour lui faire sortir « ses tripes », pour qu’il exprime à travers son jeu quelque chose d’authentique et à quoi on pourrait croire. Et c’est là que L’Innocent se retourne, se transforme car, si l’on avait en effet bien du mal à croire à ce qui s’y déroulait avant cette scène, tout ce qui suit se voit infiltré par cette idée que le jeu d’acteur est au centre, qu’il est même tout simplement le sujet du film. Cette scène est comme une pierre de rosette pour comprendre le film et le projet de son réalisateur, et la scène-miroir de celle-ci, vers la fin du film, lorsqu’Abel et Clémence « jouent » véritablement lors de l’arnaque finale, en devient un point d’orgue à la fois esthétique et émotionnel, lors duquel une intrigue se dénoue et où est dévoilé le véritable « genre » du film : la comédie romantique.

Abel et Clémence "jouent" dans "L'Innocent"
© Les Films des Tournelles

L’Innocent semble se donner du mal, un long moment, à dissimuler ses véritables intentions, son véritable sujet, son véritable genre, et l’un des moyens qu’il met en œuvre pour brouiller les pistes est son générique, son casting. Dans le générique du début, les quatre noms des acteurs apparaissent dans un ordre bien précis, laissant penser que le couple « vedette », les personnages principaux du film, serait incarné par Anouk Grinberg et Roschdy Zem. Or, le chemin narratif que prend le film, son détour par une théorisation du jeu d’acteur, et la résolution finale révèlent que le personnage central est bel et bien Abel, incarné par Louis Garrel – c’est lui l’innocent du titre, et non Michel (Roschdy Zem) comme tout était mis en place pour le faire croire.

En cela, L’Innocent est bien moins convenu qu’il n’y paraît au premier abord, tant il met tout en place pour détourner les attentes, « jouer » avec son spectateur, pour finalement le surprendre. Si le film n’est pas exempt de défauts – le plus flagrant étant le personnage de Sylvie et son interprète Anouk Grinberg, personnage et interprète d’ailleurs bannis des scènes les plus intéressantes du film, sur le jeu d’acteur ; comment théoriser, en effet, à partir d’un « surjeu » ? –, il tire son charme certain de cette capacité à jouer et d'une constante espièglerie. Ainsi, Louis Garrel prend par exemple un malin plaisir à faire dialoguer les scènes entre elles : la scène de la répétition et celle de l’arnaque en tant que telle, également deux scènes qui se déroulent dans un restaurant où le même personnage (Clémence) doit « jouer » pour se tirer d’une situation épineuse, ou encore deux scènes de mariage en prison, l’une au début et l’autre à la fin du film, qui, bien que jumelles, témoignent paradoxalement du chemin de traverse qu’a pris le film pour en arriver là, à un point à la fois semblable et éloigné. Comme un jeu des sept erreurs, comme un cadavre exquis, L'Innocent de Louis Garrel est éminemment ludique.