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Kacey Mottet Klein et sa copine Oulaya Amamra dans L'adieu à la nuit
Critique

« L’Adieu à la nuit » d’André Téchiné : L'aveuglement de l'Âge

Thibaut Grégoire
Analyse du discours idéologique de « L’Adieu à la nuit » d’André Téchiné, qui met en valeur les sermons et la morale des anciens tout autant que la question générale de l'aveuglement.
Thibaut Grégoire

« L’Adieu à la nuit », un film d’André Téchiné (2019)

Le dernier film d’André Téchiné, L’Adieu à la nuit, s’ouvre sur une scène dans laquelle le personnage principal, incarné par Catherine Deneuve, est témoin d’une éclipse. Elle lève les yeux au ciel, en mettant la main par-dessus son regard, pour la contempler. En voyant cette première scène, on ne peut s’empêcher de se demander quelle en est la fonction ou la signification, d’autant plus si l’on connaît a priori le sujet du film. Précédant le récit linéaire de la prise de conscience – durant les premiers jours du printemps, en 2015 – de Muriel qui apprend que son petit-fils Alex a l’intention de partir en Syrie pour combattre, mis en parallèle avec celui de la préparation d’Alex en compagnie de deux acolytes, cette image de l’éclipse solaire a-t-elle une portée symbolique ou théorique ? Fait-elle référence à un lexique de l’obscurité et de l’aveuglement, ou bien met-elle le personnage principal dans la position de celui qui doit regarder un événement important de loin, avec distance, car il n’en comprend pas tous les enjeux ? Se protège-t-elle de quelque chose qu'elle voit et qui pourrait l’abîmer – lui abîmer la vue dans le cas de l’éclipse, l’abîmer moralement dans l’autre ? Toujours est-il que si l’on part sur cette idée d’aveuglement, L’Adieu à la nuit aura en son sein de quoi agrémenter cette lecture même si ce n’est pas toujours volontaire. On peut en effet, au premier degré et selon un point de vue qui serait donc celui que le film met en avant, à savoir celui de Muriel, voir dans la démarche d’Alex une forme d’aveuglement, ou pour tout le moins un acte mu par une vision orientée et potentiellement déformée de la réalité. Mais on peut tout aussi bien voir dans la manière dont Muriel s’empare du problème – dans ce qui transparaît par les dialogues de sa propre vision des choses – et indirectement dans le discours du film, un certain degré d’aveuglement.

Alertée par la conversion récente de son petit-fils à l’Islam – conversion dont elle s’est aperçue en le surprenant par hasard en train de faire la prière –, Muriel confronte Alex et sa petite amie Lila, d’origine musulmane, pour en savoir plus. Dans son attitude et dans les paroles qu’elle prononce, il apparaît assez clairement qu’une confusion existe dans son esprit entre croyance, pratique et radicalisation. Mais cette confusion existe également dans le film en lui-même, notamment dans la manière dont les scènes sont agencées entre elles. Peu de temps après avoir montré cette scène de prière, Téchiné en filme une autre, dans les mêmes décors – en dehors du ranch tenu par Muriel, entre deux rangées d’arbres –, lors de laquelle Alex a une conversation téléphonique. Il y est question d’armes et de faux papiers. Très tôt dans le film, et sans qu’il y ait la moindre explication, la pratique d’une religion est assimilée à autre chose, à la peur et à la violence. Il y a, dans le scénario d’André Téchiné et Léa Mysius, une donnée idéologique un peu trouble, dont les auteurs n’ont peut-être pas conscience, mais qui induit a priori une condamnation ou une peur irrationnelle de la religion. Une autre scène va même jusqu’à tourner la croyance des personnages en ridicule : lors de celle-ci, Alex et Lila se demandent si voler de l’argent à Muriel, pour financer leur fuite en Syrie, est « haram » – pécher ou pas. Lila, après réflexion, finit par conclure que ce n’est pas le cas puisque Muriel est une « mécréante ». Lui faire du tort ne serait donc pas un péché mais plutôt un acte pieux. Non seulement cette scène tourne en dérision les deux personnages qui apparaissent dès lors comme des tartuffes, mais elle accentue encore plus la peur voire le mépris d’une croyance qui justifierait des actes délictueux.

Kacey Mottet Klein prie dans le ranch de L'Adieu à la nuit

Cette manière de prendre de haut la croyance d’Alex et de Lila, celle qui les pousse à vouloir partir et à combattre, relève d’un paternalisme qui est par ailleurs à l’œuvre dans tout le film, de manière dissimulée. En mettant en parallèle le récit de Muriel, qui court après son petit fils pour l’empêcher de partir, et celui d’Alex, de Lila et de Bilal – un jeune homme qui doit les accompagner en Turquie pour ensuite passer la frontière syrienne –, L’Adieu à la nuit donne à penser que ses auteurs ne jugent pas ses protagonistes ni qu’ils ne prennent pas parti. Même si un tel cas de figure ne serait pas forcément meilleur que celui qui est réellement à l’œuvre ici, il y a bel et bien un parti pris moral qui se dégage de L’Adieu à la nuit. La quête de Muriel est légitimée par le film, notamment par une scène finale qui la sanctifie comme véritable héroïne et seul personnage principal. On avait au préalablement bien compris que le personnage d’Alex était infantilisé par sa grand-mère et par le film. Au final, après avoir réussi à le stopper dans sa fuite, Muriel se retrouve face à un agent – probablement des services secrets – qui lui explique que son petit-fils était manipulé par ses complices, Lila promouvant le terrorisme sur internet et Bilal étant plus ou moins un recruteur, par ailleurs ancien braqueur. En quelque sorte, cet agent opère un deus ex-machina qui vient apporter à Muriel la confirmation de ce dont elle avait déjà la certitude : que son petit fils n’était qu’une pauvre victime à la merci de dangereux terroristes en puissance, maladroitement représentés par une jeune femme musulmane et un jeune homme noir.

Vient alors une scène qui entre en dialogue avec la scène d’ouverture – celle de l’éclipse –, lors de laquelle une Muriel dépressive se plonge dans l’obscurité la plus totale d'une chambre d’hôpital. Si l’allégorie reste incertaine et sujette à interprétation, l’effet miroir qui existe entre ces deux scènes vient tout de même appuyer une des hypothèses soulevées en ouverture de ce texte, à savoir celle de l’aveuglement ou, plus précisément en l’occurrence, du repli sur soi. L’Adieu à la nuit aurait dès lors très bien pu se clore sur cette séquence, puisqu’elle offrait un certain effet de cohérence, d’aspect « fini » à l’ensemble. Mais une telle fin aurait également sans doute été beaucoup trop noire, au propre comme au figuré, et aurait par ailleurs validé le fait que le film se replie véritablement sur lui-même à l’image du personnage d’Alex dans sa démarche bornée ou de Muriel dans sa chambre d’hôpital. Une dernière scène vient donc sauver Muriel in extremis, lors de laquelle un personnage secondaire, ancien radicalisé repenti, vient redonner du baume au cœur à la grand-mère-courage en lui confirmant qu’elle a bien agi dans l’intérêt de son petit fils et que, même si celui-ci ne veut actuellement plus la voir ni lui parler, les choses ne pourront que s’arranger. Avec ces paroles, Muriel reprend espoir en esquissant un timide sourire et le film se clôt sur la confirmation du discours paternaliste qu’il porte en lui : peu importe les moyens, il faut toujours que les anciens, détenteurs de l’expérience des années, interviennent pour empêcher la jeunesse d’agir de manière inconsidérée et de se mettre en danger.

Fiche Technique

Réalisation
André Téchiné

Scénario
André Téchiné, Amer Alwan, Léa Mysius

Acteurs
Catherine Deneuve, Kacey Mottet Klein, Oulaya Amamra, Stéphane Bak

Durée
1h44

Date de sortie
Avril 2019