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Magaloche (Adèle Exarchopoulos), en convalescence après une énième vidéo, dans "L'Accident de piano"
Critique

« L’Accident de piano » de Quentin Dupieux : Autoportrait du stakhanoviste fainéant

Thibaut Grégoire
Dans L'Accident de piano, Quentin Dupieux se révèle dans la misanthropie et l'autoflagellation, et épuise ses personnages qu'il méprise au moins autant qu'il se méprise lui-même, tout en aspirant à renaître une nouvelle fois des cendres de cet énième jeu de massacre. Abrégeant comme par impuissance l'interview centrale pour bien signifier que les entretiens journalistiques ne mènent à rien, il préfère se livrer tout cru dans un film qui a le mérite d'être honnête, malgré son antipathie tenace.
Thibaut Grégoire

« L’Accident de piano », un film de Quentin Dupieux (2025)

Si on a pu sentir par le passé poindre la tentation de la misanthropie dans le cinéma de Quentin Dupieux, principalement dans ses derniers films, c’était presque toujours par l’intermédiaire d’un seul personnage et par ses répliques nihilistes, lesquelles étaient en général remises en cause par le film et par le changement de cap du personnage incriminé en bout de course. C’était par exemple le cas de Paul Rivière (Pio Marmaï) dans Yannick, qui vociférait son mépris du public de théâtre en agitant une arme sous son nez, avant qu’une épiphanie ne le remette dans le droit chemin. C’était également le cas de Guillaume (Vincent Lindon) dans Le Deuxième acte, pour qui le monde allait mal, donc l’art ne servait plus à rien, le cinéma d’auteur tournait en rond, les artistes étaient inutiles, etc. Tout cela était débité avec un aquoibonisme de bon aloi, cynique et cinglant. Mais là encore, le dernier quart du film révélait que le personnage n’était pas ce qu’il était et que tout ce qu’il avait bien pu éructer auparavant n’était pas à prendre au sérieux, voire même reflétait l’inverse de ce qu’il pensait réellement.

Avec ses pirouettes scénaristiques et revirements constants, empruntés à la veine surréaliste – et buñuelienne - qu’il avait d’abord charriée notamment dans ses films américains, Dupieux semblait à chaque fois retomber sur ses pieds et échapper à l’étiquette de cinéaste misanthrope qui méprise ses personnages, « à la » Ruben Östlund ou Ulrich Seidl. Mais avec L’Accident de piano, c’est un autre air qu’il semble nous jouer, tant aucun personnage n’est sauvé ni sauvable. Paradoxalement, le film est peut-être aussi le plus « personnel » de son auteur, dans le sens où il se sert de ses personnages pour parler de lui-même, ou en tout cas de ce qu’il renvoie au spectateur en tant que personne publique. De là à prétendre que Dupieux se méprise autant lui-même qu’il méprise ses personnages, il n’y a qu’un pas que l’on n’oserait franchir – sous peine de psychologisme à deux balles ou de s’attirer (une nouvelle fois) les foudres du bonhomme(1). Mais comme L’Accident de piano est sans doute le premier film de l’auteur à laisser filtrer des images du « réel » – en tout cas de la réalité du spectateur et pas seulement du petit monde dupieusien – à savoir celles de Jackass, grande référence de Dupieux et de son personnage principal, on est amené à penser qu’il autorise cette lecture « à clés ».

Comme le stakhanoviste Quentin Dupieux, le personnage principal de L’Accident de piano, la vidéaste Magaloche (Adèle Exarchopoulos), réalise du contenu à la chaine et n’aime pas commenter ce qu’elle fait, encore moins à des journalistes qui la gaveraient de questions jugées idiotes. Mais en dehors de cette caractérisation sommaire, Magaloche se définit aussi par son absence quasi totale d’affects ou de qualités humaines, collectionnant plutôt les défauts et les tares de toutes sortes. À ses côtés, les autres personnages ne sont pas moins détestables, soit à ses bottes et/ou acquis à sa cause, soit utilisant des moyens perfides pour atteindre leurs fins. Les artistes sont cyniques, l’entourage est constitué de petits toutous qui se gavent, les journalistes sont sans scrupules et ne produisent rien, le public est stupide, vulgaire et dégoutant. Voici le beau tableau que semble dresser L’Accident de piano du « métier » selon Dupieux.

L'interview entre Magaloche (A. Exarchopoulos) et Simone Herzog (S. Kiberlain) dans "L'Accident de piano"
© CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - ARTE FRANCE CINÉMA - AUVERGNE RHÔNE-ALPES CINÉMA

Après avoir provoqué plus ou moins involontairement un accident mortel, Magaloche subit le chantage d’une journaliste, la contraignant à donner la première interview de sa carrière, sous peine de se faire dénoncer à la police. Difficile de ne pas voir là un parallèle tracé avec le récent parcours de Quentin Dupieux qui a refusé durant quelque temps de donner des interviews à la sortie de ses films. Bizarrement, pour celle de L’Accident de piano, il se prête à nouveau à l’exercice, ne résistant probablement pas au malin plaisir d’aller narguer des journalistes en leur parlant d’un film dans lequel il proclame haut et fort son peu d’estime pour leur corporation. Si le film semble d’abord devoir s’articuler autour de cette interview péniblement accordée par Magaloche à Simone Herzog (Sandrine Kiberlain), elle est assez vite abrégée tant elle n’a rien à offrir en termes d’enjeux – si ce n’est quelques flashbacks anecdotiques sur la genèse de Magaloche, un peu à la manière des origines d’un super-vilain de chez Marvel ou DC. C’est pourtant dans cette interview fictionnelle que sera dit plus que nulle part ailleurs ce qui semble être la pensée binaire de Quentin Dupieux sur l’artiste, l’art et les journalistes : le premier est fainéant, le deuxième ne demande aucun effort, les troisièmes ne servent à rien.

On assiste dans L’Accident de piano à l’aporie d’une pensée déjà sommaire premièrement exposée dans Yannick, dans lequel le spectateur névrosé prenant les comédiens et le public d’une pièce de boulevard en otage assénait les grandes vérités du populisme telles que quelques chroniqueurs d’extrême-droite ou youtubeurs non moins politiquement marqués pourraient les servir, à savoir que le public n'a pas de temps ni d’argent à perdre devant des spectacles qui ne seraient pas divertissants, qui ne videraient pas assez le cerveau. Mais la solution qu’apportait le personnage de Yannick (Raphaël Quenard), sans doute beaucoup moins bête qu’un Georges-Louis Bouchez ou qu’un Dirty Tommy, était finalement bien plus intéressante que son discours suranné, puisque c’était par l’art brut, la maladresse et l’absence de surmoi d’auteur qu’il parvenait à atteindre un rire sincère et une émotion esthétique. Et si la pensée dupieusienne sur l’artiste, recrachée par Magaloche, devient beaucoup plus rigide, car la youtubeuse est largement moins aimable – et moins aimée par son auteur qui ne s’aime pas – que Yannick, le final vient encore remettre en question cette rigidité, puisqu’une prise de conscience et un retour moral sauvent le personnage in extremis. Mais l’épiphanie est ici artificielle. Elle apparaît comme une fausse rédemption obligée.

Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en pense, aussi peu aimables soient-ils, L’Accident de piano et son personnage Magaloche viennent assurément éclairer le spectateur quant à la lucidité de Quentin Dupieux sur son « art » et sur sa pratique. Tel qu’il se voit et/ou se représente, il est ce producteur de contenu, dont la pratique ne demande aucun effort particulier et qui débite donc son petit bois à la chaîne, même si cette production pléthorique lui coûte : pas de souffrance, mais tout de même de l’automutilation, de l’autoflagellation. L’Accident de piano s’avère être un aveu filmé à la fois sincère et dépressif : Dupieux se fait du mal en filmant, comme affligé par ce qu’il fait. Mais il fait ce qu’il sait faire, tout comme Magaloche peut s’automutiler sans ressentir la douleur et gagner beaucoup d’argent en le faisant. Tant que Magaloche n’a pas d’états d’âme, les vidéos et ce qu’elles rapportent peuvent s’amasser sans fin, mais dès que pointe le bout d’un semblant de mauvaise conscience, il faut trouver une solution au dilemme moral. Là où Yannick trouvait une issue esthétique à son problème, Magaloche ne trouve que celle d’en finir, purement et simplement, même si c’est pour mieux renaître par la suite – un corbeau remplaçant, dans le plan final, le sempiternel phénix qui renaît de ses cendres. Ce personnage misanthrope et dépressif qu’est Magaloche, illustrant un film au diapason, amène en tout cas une auto-psychanalyse sans concession de Quentin Dupieux, laquelle peut autant agacer qu’intriguer. L’Accident de piano est aussi honnête que mal-aimable, on ne peut pas le lui retirer.

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