Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Laurent Lafitte dans K.O., un film de Fabrice Gobert
Le Majeur en crise

« K.O. » de Fabrice Gobert : Dérèglements d’un film double

Thibaut Grégoire
K.O. renvoie aussi bien à une donnée scénaristique – le « fight club » clandestin auquel va prendre part le personnage principal – qu'à l’état psychologique du héros, ou encore à la situation chaotique dans laquelle se trouve le héros, avant de renoncer à tout. Explication.
Thibaut Grégoire

K.O., un film de Fabrice Gobert (2017)

Le titre du second long-métrage de Fabrice Gobert (auteur de Simon Werner a disparu et « showrunner » des deux saisons de la série Les Revenants) est bien sûr ambivalent. Si on l’entend prononcé, on peut donc comprendre « K.O » qui renverrait à une donnée scénaristique – l’apparition, vers le milieu du film, d’une sorte de « fight club » clandestin auquel va prendre part le personnage principal – ou à l’état psychologique du héros. Mais l'on peut également comprendre « chaos » qui, là encore, renverrait à une situation dans laquelle se trouve le héros – l’état dans lequel sa vie est plongée suite à un évènement déclencheur –, mais aussi à la structure et au projet même du film, qui tend à gripper une mécanique bien huilée. Comme dans Simon Werner a disparu, qui développait un argument de film à suspense avant de dévier vers une introspection stylisée des affects d’un groupe disparate de jeunes lycéens, Fabrice Gobert essaye avec K.O. de subvertir un genre précis en commençant son film sur le terrain balisé de celui-ci. Néanmoins, si l’idée est la même, la démarche est assez différente. Au lieu de délaisser complètement le genre initial, Fabrice Gobert en fait l’introduction et la conclusion de son film : c’est dans l’intervalle que s’ouvriront d'autres pistes.

Cette manière d’opérer donne l’impression que le film est double, qu’il fonctionne un peu selon le principe des poupées russes : un film en contenant un autre. Le premier serait donc celui qui encadre le second, qui le cache en quelque sorte, puisqu’il donne l’impulsion et la conclusion du récit, donc occupe la fonction d’enveloppe bien présentée, destinée à faire bonne figure. Il s’agit d’un mélodrame bourgeois de facture classique : Antoine Leconte, dirigeant arrogant d’une chaîne de télévision, traverse une période de troubles personnels et professionnels, sa femme s’étant mis en tête de déballer sa vie privée dans un roman, ses employés de résister aux restructurations et aux multiples pressions dont ils sont victimes et un ancien collaborateur de se venger de son licenciement abusif ; quand il se fait tirer dessus par ce collaborateur en colère, Antoine tombe dans le coma et, à son réveil, décide de mettre de l’ordre dans sa vie, de changer de comportement au travail comme au foyer ; une réconciliation avec la femme délaissée semble se profiler lors d’une dernière scène ouverte. Le second film est incrusté dans le premier : les apparences permettent d'imaginer qu’il s’agit du rêve ou du délire de cet homme plongé dans le coma. Dans celui-ci, il se réveille de son coma pour découvrir que toute sa vie a été chamboulée. Devenu présentateur météo de la chaîne qu’il dirigeait dans sa vie précédente, c’est à son tour de subir les déconvenues qu’il infligeait auparavant à ses employés et à ses proches. Ses sous-fifres sont devenus ses patrons, sa femme celle d’un autre et ses amis ses ennemis – et vice versa.

De prime abord, on pourrait penser que l’opposition entre les deux films, entre le rêve et la réalité, est manifeste, unilatérale. Or, le basculement qu’opère K.O. dans le passage entre le premier et le second film n’est pas aussi tranché que cela, la stratégie de Fabrice Gobert étant plutôt à chercher du côté d’un dérèglement subtil et progressif du scénario et de ses enjeux. Factuellement, on reconnaît les personnages et les situations construites d’un film à l’autre, mais chaque fois avec un déplacement signifiant du point de vue, ou de la position du héros vis-à-vis d’untel ou de telle problématique. Cela affecte également le ton et le genre du film : du drame bourgeois, on est passé à un thriller social, par une simple permutation de statut du personnage principal. Quand il était patron, Antoine ne faisait qu’observer de loin et d’un œil méprisant la pression que subissaient ses employés au travail et les grèves qu’ils menaient. Une fois qu’il est salarié, il subit lui-même la pression du travail – la cause du coma, dans cette vie-là, est une attaque cardiaque subie sur le lieu de travail, en plein direct – et se trouve plongé dans les actions menées contre la direction. Le point de vue a changé – passant du patronat au salariat –, mais le personnage est toujours le même, ce qui fait la singularité de cette configuration scénaristique.

Laurent Lafitte dans K.O. de Fabrice Gobert

Ce projet de film incrusté dans un autre, de décalage d’un film vers un autre sur base de personnages et de situations similaires, est une proposition théorique à part entière, qui transperce le carcan d’un film français de facture par ailleurs assez classique et à velléité plutôt populaire – la rupture entre le premier et le second film ne transparaît par exemple que très peu dans la mise en scène, restant un élément principalement scénaristique. Mais l’étrangeté de K.O. réside aussi et surtout dans sa manière de jouer avec des réminiscences d’un cinéma populaire parfois à la limite de la vulgarité, comme par exemple les dérives « bling-bling » d’Antoine en soirée, au début du film, ou encore les saillies machistes d’un second rôle incarné par l’acteur Pio Marmai, qui semble tout droit sortir d’une comédie franchouillarde – à part dans une scène, lors de laquelle le dérèglement opère également. L’entreprise de décalage d’un film et de ses enjeux vers un autre type de cinéma et de vision de la société est donc ce que l’on aimerait retenir de K.O., film ambivalent qui finit par devenir ambigu. Car on pourrait également très bien l’envisager sous un angle de lecture moins singulier : celui de la fable morale. La lecture la plus simple du film est en effet la suivante : un « Ebenezer Scrooge » moderne se voit donner l’occasion de regarder la vie sous un autre angle et décide de reconsidérer ses priorités, en devenant moins égocentré, plus empathique.

Si cette dimension de fable morale est bien présente dans les intentions de l’auteur, ce n’est pas ce qui fait l’attrait du film. Cela jouerait presque contre lui, le rendant nettement plus lisible et banal. Mais c’est par son geste très théorique de rupture avec un type de cinéma, par cette sorte de « désaccord » avec ce qui le sous-tend – ce carcan scénaristique et de production – que le film existe, précisément parce qu’il a réussi, le temps d’une « parenthèse enchantée » – dans le sens premier du terme, comme par enchantement – à s’extraire un long moment du chemin balisé qu’il finit tout de même par rejoindre, celui de la fable morale et du mélodrame bourgeois. Dans la dernière scène du film, après s’être réveillé de son coma – pour de bon cette fois-ci – et avoir repris sa vie et son confort initiaux, Antoine se retrouve face à sa femme, laquelle finit par lui pardonner à demi-mot son comportement exécrable et ses probables nombreuses infidélités, simplement parce qu’il est revenu sain et sauf d’entre les morts. Le film semble là retourner à ce qu’il voulait contourner, voire dénoncer, par tout son développement et par sa construction : la franchouillardise et une certaine insouciance de classe d’un cinéma qui semble sans arrêt vouloir « dédramatiser » la réalité, la rendre moins brute, au risque de rendre les salauds sympathiques.

Fiche Technique

Réalisation
Fabrice Gobert

Scénario
Valentine Arnaud, Fabrice Gobert

Acteurs
Laurent Lafitte, Chiara Mastroianni, Pio Marmaï, Clotilde Hesme

Genre
Drame, Thriller

Date de sortie
2017