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Caméra et micros des médias
Chronique

À l’attention des bonnes gens : mise en garde contre le journalisme sadique

Sébastien Barbion
Lors du JT du 14 octobre 2015 diffusé sur La Une à 13 heures, nous avons pu entendre une petite dame sur une sale affaire. Un village wallon dont nous avons oublié le nom risque de perdre son Eglise. Sacrilège, parbleu, nom de D. Comment ne pas devenir fou si l’église n’est plus au milieu du village ? Le dossier est brûlant, les reporters engagés.
Sébastien Barbion

Oyez oyez braves gens. Une nouvelle génération de journalistes arrive dans vos chaumières. Ils sont jeunes, ils en veulent. Surtout, ils sont sadiques. Dès aujourd’hui, il faudra faire attention, être moins idiot, se souvenir de ce que parler veut dire. Il faudra accorder les mots du cœur et de la raison, le corps et l’esprit, car ils ne le feront plus pour vous.

Lors du JT du 14 octobre 2015 diffusé sur La Une à 13 heures, nous avons pu entendre une petite dame sur une sale affaire. Un village wallon dont nous avons oublié le nom risque de perdre son Eglise. Sacrilège, parbleu, nom de D. Comment ne pas devenir fou si l’église n’est plus au milieu du village ?  Le dossier est brûlant, les reporters engagés.

Une dame, probablement brave, courageuse, téméraire, prend d’assaut le micro d’un jeune journaliste. Elle ne savait pas à quelle sauce il allait la manger, mais elle comptait bien lui faire sentir de quel bois elle se chauffe. Nous la voyons à l’écran, terriblement fâchée, la langue habitée d’un terroir succulent : « ah non, ça non, on est contre, on ne démolira pas l’Eglise, on fera des pétitions, on brûlera tout le village s’il le faut, on déclenchera une troisième guerre mondiale. » L’affaire est grave, cela s’entend, cela se voit. Le journaliste, audiblement peu ému par tant de hargne, demande à la petite dame le plus calmement du monde : « Pourquoi faut-il garder l’église ? »

C’est là qu’un événement majeur, comme on en voit peu à la télévision, s’est produit. Le temps s’étire, aucune réponse ne vient, une petite ligne d’embarras vient traverser le visage de la bonne dame : elle est coincée. Le journaliste, sadique comme jamais, ne coupe pas le plan au montage. Il nous livre la pauvre petite dame en pâture, elle, sa hargne et son innocence : sur ce visage nous lisons qu’elle se surprend à ne pas savoir pourquoi elle fut en colère. Le procédé est crapuleux, et on rit encore de la bonne dame dans les chaumières de Belgique, mais pour une fois nous n’avons pas vu le pseudo-réel découpé du journal, mais un petit événement qui vient cracher dans le dispositif.

Le journaliste ordinaire nous a accoutumé à faire de tout ce qui s’enregistre, là dehors, du saucisson en tranches. Tout est saucisson dans le cochon du réel, et y a plus qu’à recomposer du vrai toujours-déjà décidé à l’avance. Des petits bouts de mots, habilement prélevés sur le tout d'un discours qui se cherche, sont bien rangés côte à côte, accrochés à des choses à voir qui répètent ce que les petits mots disent, pour produire leur petit effet : le monsieur à la tête mécontente dit les justes mots du mécontentement et explique avec précision pourquoi il n'est décidément, de la tête aux pieds, pas content. Et nous comprenons qu’il n’est pas content et qu’il a mille raisons de ne pas l’être, et que tout cela a vraiment de quoi vous rendre mécontent, et que maintenant nous non plus nous ne serons plus content, au point que nous recyclerons les mêmes mots du mécontent, avec la tête du mécontent, et les raisons qui vont avec, afin de briller, par la noirceur éclairée, en société. Pensée prêt-à-porter, y a qu’à se servir. Le journaliste est payé, le débat public nourri, tout le monde prend position pour un discours ou pour un autre, nonobstant toute définition claire d'une situation.

Le journaliste sadique, tout à l’inverse, a décidé de ne pas couper le plan. Nous avons dès lors l’impression d’assister à un événement. On ne dit pas du « réel », ou de la « vérité », juste un événement dans le dispositif journalistique. Les autres auraient d’abord coupé ça au montage. Ensuite, dans le faux présent de l’après-coup, ils se seraient assurés que les corps et les mots soient bien raccords. Tirant d'une coupe deux effets, ils sauvaient également la dignité intellectuelle de la petite dame. Notre sadique coupera aussi le plan, mais trop tard. Il pose alors le raccord des mots et du corps en colère de la dame comme un problème. Qui le résoudra ? C’est là que le sadique accomplit sa deuxième prouesse. Comme le dernier plan n’était plus « la dame en colère », mais « la dame décomposée qui n’a pas les raisons de sa colère et se découvre clivée entre les mots et les choses », nous observons maintenant la coupure comme un temps de réflexion laissé à celle qui a dû chercher à rattraper le corps en colère par les mots de la raison. En d’autres termes, c’est à la petite dame que le journaliste laisse — en bon démocrate — tout le soin de résoudre le problème du faux-raccord entre les mots hargneux sortis de sa bouche et le point d’interrogation exprimé par son corps. Et qu’a trouvé notre bonne dame dans l’intervalle ? « Il y a toujours eu une église au milieu du village ». Les mots de la raison n’ont décidément pas réussi à rattraper ce corps en colère. Nous n’entendons que ce que nous devinions déjà : la dame est tout entière perdue dans le premier genre de connaissance, elle ne vit que par les préjugés produits par son imagination.

On sort de tout cela estomaqué et effrayé. Effrayé par tant de sadisme, estomaqué de rire devant les aventures de l’esprit qui essaye de penser — car c’est une fête que de se mesurer au risque de la pensée —, et que la télévision nous laisse, pour une fois, voir à l’œuvre. Les braves gens de Belgique et du monde entier devraient faire attention avant de se lancer à l’assaut d’un micro. Une nouvelle génération de journalistes sort des écoles de communication. Les sadiques ont investi la place du marché.