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Haider transporte une Biba géante dans "Joyland"
Rayon vert

« Joyland » de Saim Sadiq : L’émotion antérieure

Thibaut Grégoire
Au-delà de la « hype » consensuelle autour d'un film à sujet académique, bête de concours dans l'air du temps, le premier long métrage de Saim Sadiq parvient à surprendre grâce à un final inattendu, détenteur d'une émotion inespérée, et cela malgré la tentation tenace de basculer dans le film coup-de-poing. S'il n'échappe globalement pas à sa condition de film-exemple, Joyland parvient néanmoins à sauver deux de ses personnages avant sa conclusion, ce qui n’est déjà pas si mal.
Thibaut Grégoire

« Joyland », un film de Saim Sadiq (2022)

À côté de la « hype » qui a accompagné la sortie du film de Saim Sadiq, Joyland, liée à son pédigree de film de compétitions  – Prix Un Certain Regard à Cannes, choisi pour représenter le Pakistan aux Oscars – mais aussi, film à sujet car mettant en scène l’idylle d’un jeune homme pakistanais avec une transsexuelle meneuse de revue (dont il est danseur d'arrière plan), dans une société musulmane et patriarcale, Joyland se révèle surtout être bien académique et consensuel, à la fois dans son fond et dans sa forme, et cela durant pratiquement toute sa durée. Suréclairé, bénéficiant d’un fort opportuniste format « carré », comme beaucoup trop de films d’auteurs festivaliers du moment – de mémoire récente, Les Huit Montagnes de Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, par exemple –, le film de Sadiq apparaît un peu comme un « téléfilm » honnête, à peine relevé par quelques images « marquantes », dont celle qui sert de porte-étendard au film.

On y voit le pauvre Haider, de dos, portant sur une mobylette un présentoir géant représentant sa « patronne », la fameuse Biba, en tenue de spectacle. Et la position de Haider vis-à-vis de la Biba géante suggère fortement qu’il pratique sur celle-ci un type de gâterie sexuelle identifiable. Mais cette image forte, au-delà du visuel pur, est également une manière d’allégoriser la situation de Haider vis-à-vis de Biba et de cette attirance qu’il éprouve pour celle qui représente un trop grand défi pour lui, notamment de par sa particularité de genre, mais aussi et surtout parce que Haider est marié. Cette manière de représenter Haider plus petit que son fantasme, en ver de terre amoureux d’une étoile, préfigure forcément un amour impossible, qui se soldera d’ailleurs par un échec cuisant au moment de consommer cette relation, entre autres à cause de l’ignorance de Haider quant aux réalités anatomiques et physiologiques d’une personne transgenre.

Le trajet en train de Haider dans "Joyland"
© Condor Distribution

Pourtant, après les allégories faciles et les banalités d’usage, après un film qui sert notamment quelques scènes de « respiration » narrative en forme de tableaux dansés filmés in extenso, la fin de Joyland se dirige sans prévenir dans une autre direction, et finit même par suggérer que le sujet même du film se trouvait ailleurs, loin de l’évidence brandie par la facilité du film à sujet. Il faut là encore creuser plus loin, et dépasser l’impression que Joyland bascule dans le film coup-de-poing, lorsque l’un de ses protagonistes - Mumtaz, la femme de Haider – se suicide, emportant avec elle l’enfant dont elle était enceinte. Car l’enchaînement des scènes suivant ce rebondissement a priori douteux, semble amener une tentative du film de se sortir des ornières qu’il s’est lui-même créées, pour mieux s’élever à un autre niveau de lecture, voire même prétendre à une émotion inespérée, une épiphanie inattendue.

Après l’enterrement de sa femme, Haider quitte le domicile familial, et prend le train. Dans la scène suivante, on le voit arriver de nuit devant une porte à laquelle il frappe. Et derrière celle-ci, ce n’est autre que sa femme décédée qui lui ouvre, ce qui produit forcément un effet de vertige sur le spectateur, celui-ci se rendant compte l’espace d’un instant qu’il est devant un flashback, là où la scène précédente, le trajet en train, induisait plutôt l’idée d’une continuité narrative linéaire. Cet éclair-là, cette seconde-là, produit plus d’émotions que tout ce qui aura précédé, même si on ne peut évidemment pas exclure le fait que cette scène ne puisse exister sans ce qui a précédé, voire sans une forme d’empathie pour les personnages, préalablement établie. Suite à la scène de flashback, dans laquelle Haider, promis à Mumtaz par les règles d’un mariage arrangé, s’est donc rendu jusque chez sa promise, nuitamment, pour la rencontrer, arrive la scène finale, dans laquelle Haider s’enfonce torse-nu dans une mer agitée. On peut y voir bien entendu l’expression de la culpabilité de Haider et son propre suicide, suite à celui de sa femme, mais l’enchainement des scènes que proposent les dernières minutes de Joyland invite plutôt à une lecture plus sensorielle et sensible de cette fin.

Rétrospectivement, l’émotion procurée par la scène de flashback vient surtout du fait qu’elle semble s’extraire de l’espace-temps du film, qu’elle est antérieure aux événements de celui-ci, comme si une machine à remonter le temps avait été prise par Haider dans un but de guérison, de réparation de ce qui s’est déroulé et qui a été montré par le film. Au-delà du fil narratif de Joyland, de son académisme et de son sujet évident, ostentatoire, il y avait aussi des personnages, qui existaient au-delà des fonctions scénaristiques qu’ils incarnaient. Des êtres humains avec un passé, une histoire, des émotions…. Et si Joyland, esthétiquement et narrativement, n’échappe pas vraiment à sa condition de film-exemple, de film-sujet, il parvient néanmoins à sauver deux de ses personnages avant sa conclusion, ce qui n’est déjà pas si mal.