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Jeune femme de Léonor Serraille
FIFF

« Jeune femme » : Interview avec Léonor Serraille

Thibaut Grégoire
Interview avec Léonor Serraille, réalisatrice de Jeune femme, caméra d'or au Festival de Cannes 2017, qui revient sur ses choix de mise en scène et sur la marginalité du personnage principal : « Je voulais trouver une femme qui ne soit pas étiquetable, qui ne rentre dans aucune case. »
Thibaut Grégoire

Léonor Serraille : Interview « Jeune Femme » (2017)

La 32ème édition du FIFF (Festival International du Film Francophone de Namur) s'est ouverte ce 29 novembre 2017 avec Jeune femme de Léonor Serraille, lauréate de la caméra d'or au dernier Festival de Cannes. Nous avons rencontré la réalisatrice qui nous a parlé longuement de ses différents choix : qu'il s'agisse du titre, de la mise en scène ou de la marginalité du personnage principal.


Thibaut Grégoire : Les deux mots du titre sont déterminants. Dits dès la première scène, ils semblent heurter le personnage. Quelle était leur importance ?

Léonor SerraillePaula est à un âge un peu particulier. Elle a passé ses années de construction, entre 20 et 30 ans, dans une sorte de bulle avec un homme. Quand elle sort de là, elle ne sait pas trop ce que veut dire « être une jeune femme », en dehors du couple. Donc, quand elle s’entend dire « Vous êtes une jeune femme libre », ça l’agresse et la plonge en pleine colère. Tout l’enjeu du film est de montrer comment elle fait pour apprendre, petit à petit, à aimer devenir une jeune femme. Comment elle se rend compte que c’est une renaissance et que, peut-être, elle se trompait de vie. Le film s’est appelé très vite comme ça, quand j’écrivais le scénario. C’était la question qui me hantait tous les matins : ça veut dire quoi, devenir une jeune femme ? Justement à un âge où on n’en est plus tout à fait une, sur le plan strict de l’âge, puisque le personnage a plus ou moins trente ans. Il y avait aussi, dans une première version du scénario, une photo d’elle, faite par son ex, qui s’appelait « Jeune femme au chapeau jaune ». Ce n’est plus dans le film mais j’aimais bien cette idée du portrait. Le film est donc un portrait. Et puis, je ne voulais pas utiliser le prénom du personnage pour titrer le film, car il y a un film qui s’appelle Pola X, et je ne voulais donc pas que le mien s’appelle Paula. J’avais aussi l’impression que Jeune femme, c’était ouvert et libre, et que c’était ce que cherchait le personnage. Donc, il fallait que le titre soit générique, qu’il appartienne à toutes les femmes. Enfin, il y a une certaine ironie dans ce titre, car, tout le long du film, Paula est perturbée par son âge.

Oui, elle ne se sent plus vraiment jeune…

Et elle ne dit pas trop quel âge elle a aux personnes qu’elle croise. Quand j’ai rencontré Laetitia Dosch, je ne savais pas non plus vraiment quel âge elle avait. D’ailleurs, elle n’avait pas l’âge que je pensais, et je trouvais ça intéressant.

Et comme, au départ, on la catalogue en tant que « jeune femme », le travail du film est aussi de la débarrasser de cette appellation, de lui rendre sa singularité.

Exactement. Et c’est pour ça qu’au début, on peut jouer avec les clichés de la rupture : la crise, les cris, etc. Donner presque l’impression qu’elle fait une crise d’hystérie, même si je n’aime pas du tout ce terme. Mais je trouvais intéressant de jouer avec ça et de voir comment elle va chercher son propre féminisme, sa propre « jeune femme ». Je pense que j’avais besoin de m’interroger sur l’équilibre à trouver entre ce qu’il faut faire pour « être une femme » et ce qu’il faut faire pour « être soi-même ». À la fin du film, Paula n’est pas une « wonder woman », mais elle a quand même réussi des choses importantes.

Oui, c’est aussi un des projets du film de ne pas aller clairement d’un point A à un point B. Comme vous l’avez dit, c’est un portrait, donc un instantané. Mais avez-vous tout de même travaillé un arc dramatique ?

Oui, je suis partie d’un point de départ, qui était qu’elle frappe à une porte pour retrouver son homme mais que la porte reste close. Puis j’ai trouvé la fin, qui était l’inverse, c’est-à-dire qu’il lui saute dans les bras et qu’elle le repousse en lui disant que c’est fini. Après avoir trouvé cette fin – qui est une sorte de page blanche, puisqu’il faut qu’elle réécrive sa vie –, je suis partie dans l’écriture et j’ai très rapidement trouvé la structure. L’histoire est simple mais l’agencement des rencontres était difficile à trouver, car il fallait qu’elles évoluent toutes d’une certaine façon, mais par ellipses. Et c’était donc ce rythme qui était difficile à trouver. Il fallait que le film respire à sa façon et que le personnage s’imprègne des rencontres. Globalement, ce sont surtout les dialogues qui ont été le plus difficile à écrire, parce qu’il fallait trouver sa façon de s’exprimer dans ses rapports aux autres.

Laetitia Dosch a-t-elle participé, dès le début, au processus créatif et à la rédaction des dialogues ?

Non. Le film est le fruit de mon travail de fin d'étude que j'ai écrit durant un an. Lorsque nous avons reçu l'argent du CNC, ma productrice et moi avons cherché une actrice peu connue, un visage nouveau, pour tenir le rôle principal. Je n'ai pas fait d'essais car j'avais la certitude d'avoir trouvé Paula lorsque Laetitia s'est présentée. Le scénario a été ensuite très peu réécrit. Même au moment du tournage, où nous avons seulement apporté quelques légères modifications. Au final, il y a eu très peu d'improvisation. Le scénario que j'avais écrit au départ a été très respecté, sauf lors de la première scène, qui résulte d'un état de colère où là, en effet, nous avons un peu improvisé, mais ce fût l'un des rares cas. Laetitia est pourtant très forte en impro. Mais elle souhaitait d'abord travailler les dialogues écrits et le personnage sans particulièrement improviser. Elle nous a suggéré de nombreuses propositions en fonction du personnage, sans jamais trahir le texte.

Paula fait beaucoup de rencontres dans le film. Elle voyage entre différents milieux qui sont liés à différents genres. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?

Au départ, il y a bien sûr une volonté de dresser le portrait d'une femme. Mais l'idée principale était, à travers cela, de dresser une multitude d'autres portraits. Je voulais traverser Paris avec elle et rencontrer de vraies personnes. Par là, je pouvais intégrer au film mes propres questionnements, mes critiques, ainsi qu'une dimension sociale. J'avais la possibilité de moduler le point de vue selon les rencontres de Paula. Je voulais que ça respire, que Jeune femme soit traversé par une large gamme de regards et de personnalités. Je ne souhaitais pas centrer toute l'action sur un seul et unique personnage. C'était aussi un défi de filmer Paris différemment. Et Dieu sait que Paris a été filmé sous tous les angles, surtout les plus touristiques ! Je voulais aller dans le monde du travail, dans la rue et dans les quartiers qu’habituellement on ne filme pas. Et en même temps, Paris ne devait pas prendre trop de place. La ville devait être là en toile de fond. Le plus important pour moi était le métro, qui est le lieu par excellence où les différences peuvent se rencontrer. C'est pourquoi Paula s'y sent bien, même si c'est moche et que ça ne sent pas forcément bon. C'est un peu le lieu de la démocratie.

Au départ, Paris est en effet absent, bien qu'on puisse imaginer que l'action s'y déroule. La ville est montrée petit à petit, elle trouve lentement sa place dans le film.

Oui, c'était important. Deux scènes comptaient pour moi : l'une dans le métro, avec des portraits de gens, et l'autre dans laquelle Paula fait du roller dans la ville. Cette scène en roller devait clôturer le film mais ça ne marchait pas du tout. Mais je trouvais aussi intéressant, à un moment donné, de "sortir de Paula" et d'aller voir ce qui se passait dans la rue. Paris est une ville qui a beaucoup d'énergie et je ne voulais pas être dans le cliché de "Paris, une ville qui n'aime pas les gens". Non, Paris c'est aussi une ville dans laquelle des gens font du roller le soir et sont très heureux d'en faire. C'est une image, mais c'est pour dire qu'il fallait que la ville respire, dans le film. Je n'aime pas trop le cinéma bobo parisien et je voulais m'en démarquer. Filmer ce genre de scène, avec un personnage qui n'est pas une parisienne type,  me permettait cela, en même temps qu'une prise de distance par rapport au Paris touristique dont on parlait plus haut.

Laetitia Dosch dans Jeune Femme

Avez-vous pensé que Jeune Femme aurait pu être l'ébauche d'une comédie romantique ?

Non, jamais. Lors du montage, ma monteuse m'avait montré un essai où elle avait placé une musique romantique sur une scène entre Paula et Ousmane. Elle me suggérait par là qu'il faudrait peut-être leur laisser une chance, ce qui ne m'a pas convenu ! Je trouvais même cela moche et ridicule ! Mais au final, nous avons trouvé un compromis. Lorsque Ousmane passe derrière le kiosque à culottes où travaille Paula, il y a quand même une musique douce. Ça me met mal à l'aise parce que je ne regarde pas de comédies romantiques, donc ça m'angoisse un peu. Par contre, c'était intéressant de le faire pour le personnage d'Ousmane, car cela montre qu'il n'est pas que dans la difficulté du travail, qu'il y a aussi quelque chose qui peut se nouer entre lui et d'autres personnages, en l'occurrence Paula. Je ne maîtrise pas ce type d'effets car je connais très mal les comédies romantiques. Peut-être faut-il que je m'y mette ! Cette scène m'a en tout cas permis de réfléchir à la question, surtout au niveau de ce que la musique pouvait apporter. Ma monteuse m'a convaincue que cette scène devait être ludique et j'ai pensé qu'elle avait sans doute raison. Le film devait être libre, à l'image de Paula, donc nous avons essayé.

Sur cette idée de comédie romantique, il y a par exemple le film de Claire Denis, Un beau soleil intérieur – qui sort actuellement –, qui laisse entrevoir une possibilité de comédie romantique différente. Et, par association d’idée, en voyant Laetitia Dosch qui était dans La Bataille de Solférino, on pense indirectement au deuxième film de Justine Triet, Victoria, qui, pour le coup, est plus clairement une comédie romantique...

C’est vrai que personnellement, ce n’est pas spontanément facile pour moi. Ça ne me fait pas très envie d’aborder la comédie romantique, tout comme le drame social ne me fait pas très envie non plus…

Vous jouez avec des éléments de ces différents genres sans les aborder frontalement. C’est plus de l’ordre de l’évocation.

En tout cas, il fallait que je trouve le film et le personnage. Et, à l’écriture, elle s’est avérée plus drôle que ce que je pensais au départ. Elle a plus de répartie que ce que je pensais. C’est comme s’il fallait absolument que ce soit comme ça pour que ça marche, mais ce n’était pas moi qui voulait que ce soit comme ça. J’avais un peu l’impression que le film se faisait en dehors de moi et que je l’accueillais peu à peu. Le questionnement sur les genres, c’est quelque chose que je n’ai pas vraiment maîtrisé, qui s’est fait comme naturellement. Mais dans les autres choses que j’écris, et dans ce que je commence à écrire maintenant, il y a cette idée qu’il n’y a pas d’étiquettes. Je me sens libre de tout essayer, même formellement, en dehors de toute loi et de toute morale. Et par rapport aux genres, j’ai par exemple très envie, pour le moment, de m’essayer au polar, alors que je n’y connais rien. En tout cas, j’aime bien qu’il y ait des mélanges dans les films. Tout ce qui est verrouillé me semble stressant.

À propos du personnage, avez-vous eu envie de travailler une figure marginale qui ne rentre dans aucune case, même pas dans celle de la marginalité.

En fait, j’ai été marquée par le film d’Amos Kollek, Sue perdue dans Manhattan, qui finit très mal. Et j’ai écrit Jeune femme en me disant que c’était en quelque sorte la revanche de Sue. Il fallait que Paula, au contraire de Sue, trouve la pente ascendante, le bien-être et la lumière. Par exemple, ça aurait été très facile d’en faire une SDF complète, et je n’avais pas du tout envie de faire ça. Elle est dans une forme de solitude qui pourrait arriver à pas mal de gens. Elle ne tombe pas dans le trou totalement. Elle est dans une situation qui peut très mal se passer mais qui n’est pas non plus catastrophique. Si elle le voulait, elle pourrait se réfugier chez sa mère, où il y a un lit qui l’attend malgré tout. J’avais envie de faire du personnage une figure libre mais dans laquelle on peut quand même se retrouver. Il y avait un dosage à respecter pour qu’elle ne soit pas complètement éloignée de nous, dans la marginalité la plus totale. J’avais envie qu’on vive les choses avec elle, d’être dans une forme de proximité. Même quand on la filme dans le métro, elle n’est pas du tout en train de faire la manche, bien que les gens le pensent. Elle ne va pas non plus se prostituer dans des hôtels ou ce genre de choses. Même si le danger est proche…

Mais cette forme de marginalité transparaît également dans son caractère, notamment lors des scènes d’entretiens d’embauche. Dans l’une d’elles, elle est face caméra et l’on se rend bien compte qu’elle n’est pas du tout en phase avec la personne qui se trouve derrière la caméra, donc qu’elle n’est en quelque sorte pas en phase avec ce qu’on appelle la « normalité ».

C’est ça qui m’a donné l’envie d’écrire le scénario et de travailler avec Laetitia. Je voulais trouver une femme qui ne soit pas « étiquetable », qui ne rentre dans aucune case. Et Laetitia est un peu comme ça car parfois elle parle comme une ado, parfois comme une femme très chic. Et j’ai l’impression que, la plupart du temps, on nous ressert la même soupe, même concernant les figures féminines. Même s’il y a plein de modèles possibles, ça ne reste finalement que des modèles. J’avais l’idée d’une femme qui se compose à sa façon, qui construit son féminisme et sa féminité à elle. J'avais besoin pour ça d’avoir affaire à une personne à qui j’avais envie de parler, pas une personnalité issue du cinéma, mais issue de la vie. Et dans la vie, les gens sont imparfaits, énervants. Au début, Laetitia/Paula est énervante, on a envie de la faire taire, mais elle est réelle. Et Laetitia est une comédienne qui peut tout faire mais sur qui on ne peut pas mettre d’étiquette.

Dans sa construction, le film semble devenir plus « léger » lors de sa seconde partie.

Oui, car le personnage respire un peu mieux. Elle sort de son état de base. C’est finalement quelqu’un qui a beaucoup de légèreté et qui, petit à petit, a des réactions très saines. Et il fallait que ça innerve le film, que ça respire pour que l’on se détende un peu également et que l’on prenne du plaisir à cheminer avec elle. Je voulais que l’on s’attache à elle, mais surtout en seconde partie. La première n’est pas évidente parce que, quand on ne va pas bien, on n’est pas agréable. Et je sais qu’il y a beaucoup de spectateurs que ça énerve, surtout des spectateurs masculins. J’assume totalement le basculement progressif car j’avais envie qu’on ne veuille pas l'abandonner à la fin du film, et pour cela, il faut quand même laisser de l’aération et de la fantaisie.

Oui, c’est clairement un film qui gagne sur la longueur, on s’attache à lui et au personnage même si ce n’était pas évident au départ.

Je voulais que ce soit comme dans la vie. Pour ma part, il me semble que c’est très rare qu'on saisisse quelqu’un d’emblée, qu'on le comprenne, qu'on l’aime et qu'on soit en phase avec lui. Moi, ça ne m’arrive pas. J’ai un temps d’approche avec les gens dans la vie et j’avais envie de retranscrire ça au cinéma : comment on approche quelqu’un, comment on le filme pour faire ressentir un attachement progressif. Du coup, il fallait partir de très bas, car plus le début était bas plus la remontée était possible. J’assume donc totalement que l’on puisse ne pas du tout aimer le personnage dans les premières minutes, qu’elle nous déstabilise, qu’elle nous agace. Mais j’avais envie que, par contre, à la fin, on la trouve aimable… un peu.

Fiche Technique

Réalisation
Léonor Serraille

Scénario
Léonor Serraille

Acteurs
Laetitia Dosch, Grégoire Monsaingeon, Souleymane Seye Ndiaye, Léonie Simaga, Nathalie Richard

Genre
Drame

Date de sortie
2017