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La scène du feu de camp dans Gènese
Rayon vert

« Genèse » de Philippe Lesage : Une histoire intemporelle du désir

Florian Audureau
Avec « Genèse », Philippe Lesage rend au désir ce qui fait sa nature et toute sa force. Il en restitue la beauté dans sa forme enfantine la plus renversante en même temps que le trouble et le tourment. Mariant la violence extrême à la douceur la plus tendre, le réalisateur plonge au cœur des émotions, dans ses eaux troubles et ambiguës de la puberté où un désir mystérieux saisit les personnages.
Florian Audureau

« Genèse », un film de Philippe Lesage (2018)

« A l’alta fantasia qui mancò possa;
ma già volgeva il mio disio e ’l velle,
sì come rota ch’igualmente è mossa,
l’amor che move il sole e l’altre stelle
(1) »

(Dante, Le Paradis XXXIII, 142-145.)

Genèse (2018, Québec) de Philippe Lesage explore les premiers émois amoureux de l’adolescence avec une subtilité et une sensibilité étrangement magnétiques. Mariant la violence extrême à la douceur la plus tendre, le réalisateur plonge au cœur des émotions, dans ses eaux troubles et ambiguës de la puberté où un désir mystérieux saisit les personnages. Par des jeux de symétries qui vont crescendo vers la violence et la réunion d’un frère et d’une soeur, par la reprise d’un même thème avec variations successives, Philippe Lesage donne à son film une progression musicale que l’on retrouve dans Les Démons (2015) et qui caractérise son écriture cinématographique. Les histoires se croisent sans se mêler, en regard les unes des autres, chacune à son rythme. Il y a Guillaume (Théodore Pellerin), dans une école de garçons à Montréal, qui passe la semaine à l’internat et retrouve sa famille à la fin de semaine. Il y a sa demi-soeur, Charlotte (Noée Abita), étudiante au CEGEP, que l’on suit à vélo le long des rues éclairées de Montréal et que l’on accompagne dans les bars. Deux adolescents qui expérimentent la nature de leur désir.

Les gars d’un côté. Les filles de l’autre. Un frère et une sœur. Ou presque. Car dans cette famille recomposée, il y a le québecois et la française. Ce ne serait qu’un détail si le couple franco-québecois ne semblait scander l’œuvre de Philippe Lesage à la manière d’un motif ténu mais chargé de sens. Dans Les Démons, une autre famille recomposée avait, dans le rôle de la mère éplorée, une québecoise, et dans celui du père adultère, un français. Mais à la scène de rage et de hurlements qui déchirent l’homme et la femme dans Les Démons semble répondre le sourire complice des deux adolescents dans Genèse, sur la banquette arrière de l’automobile, faisant front commun contre leurs parents, soigneusement laissés hors-champ – une scène qui préfigure la dernière de leur histoire, car ici et là ce sont les deux seules scènes où le frère et la sœur sont réunis. Au timbre de sa voix, à son accent qui tranche et sonne étrangement, on reconnaît, sans la voir, la figure du français en la personne du père de Charlotte. Que signifie cette présence d’un personnage français dans les films de Philippe Lesage ? Est-ce simplement une manière de donner leur place, dans le cinéma québecois, aux récents émigrés du Plateau de Mont-Royal ? De retrouver dans la fiction la sociologie montréalaise ? Ou bien s’agit-il d’une reprise en sourdine autour d’un thème : un mariage difficile, une histoire d’amour longue et complexe qui réunit et divise nos deux pays, à l’image de ces êtres qui s’aiment et se détruisent ?

Édouard Tremblay-Grenier et Émilie Bierre sur la banquette de la voiture dans Genèse
© Shellac Films

Tout commence à l’école : d’un côté, les adolescents et leurs désirs, de l’autre leur professeur d’anglais, une jeune femme élégante qui tempère l’ardeur de ses élèves par l’expression glaciale de son visage. Tout commence là ? Ou bien est-ce un faux départ ? Dans le dortoir, après la bataille de polochons, apparaît un air de piano, véritable marque du début : « Au commencement était le Verbe ». La caméra opère un lent pivotement comme si elle suivait un souffle, l’esprit magique de la musique, le saint esprit, puis elle se pose sur le regard de Guillaume, absorbé par la lecture de The Catcher in the Rye (Salinger, 1951 : L’Attrape-coeurs en français), classique de la littérature américaine qui est bien plus qu’un clin d’œil. Ce roman qui raconte le renvoi d’un jeune homme de son lycée et son expérience de la sexualité a fait polémique, notamment parce que, la fiction débordant parfois sur le réel, il aurait eu une mauvaise influence sur la jeunesse et inspiré certains homicides fameux. Le livre est là, ouvert, comme une Bible, sur le visage d’un adolescent, près à donner corps au texte.

Genèse ? Jour 1

Charlotte, première apparition. Dans le noir, sous une lumière rouge, sa silhouette se dessine peu à peu. Elle émerge lentement du bain d’impression – telle une nouvelle Vénus Anadyomène des temps modernes. Le photographe, c’est son cheum (Pierre-Luc Funk). À eux deux, ils rejouent la scène éternelle des « Toujours » et des « Pour la vie ! » qui rencontrent les « Peut-être ». Elle est assise sur ses genoux. Elle se lève et sort. L’éternité s’arrête, le temps commence. La porte s’ouvre et le jour s’engage dans la chambre obscure. Et la lumière fut.

Genèse ? Jour 2.

Dès lors, les amours de Guillaume et Charlotte se répondent, séquence après séquence, comme un écho ou comme les deux brins enlacés d’une hélice d’ADN tournant d'on ne sait où et allant on ne sait où, mais vers une même fin… Lui, c’est le jour : en classe d’anglais, en classe d’histoire, sur le terrain de sport ou au moment de se coucher, bien avant minuit, dans son dortoir. Parfois, à une party qui dure tard le soir, mais qui s’achève un peu plus tôt que pour les autres. Elle, c’est la nuit : les soirées, les bars, les sorties… Et exceptionnellement un pique-nique en tête-à-tête au parc Jarry. Lors de ces sorties entre filles, les bavardages ne s’entendent presque pas : l’ambiance, la musique, le brouhaha, les voix multiples recouvrent leurs paroles – sauf à la première soirée, au moment où elles débattent sur l’île de la Réunion et ses attaques mortelles de requin. Ce n’est pas par hasard que cette discussion est la seule que l’on entende si bien. Est-ce dangereux ou pas de sauter à l’eau ? Est-ce dangereux la vie ? Le grand bain ? Et puis, il y a le thème de l’eau, cher à Philippe Lesage, cette eau paisible en surface mais où se cachent, comme pour l’inconscient, nos plus terribles peurs. Dans Les Démons, entre la piscine, transparente au regard, et le lac du dernier plan, opaque et sombre, c’est tout un parcours qui s’accomplit. Mais pourquoi la Réunion ? Peut-être parce que c’est un paradis sur terre et que, comme pour tout paradis, elle a ses serpents : des monstres marins qui vous dévorent à pleine dent. Et si le désir aussi pouvait mordre ?

Genèse ? Jour 3.

Ce soir-là, justement, Charlotte rencontre un homme plus âgé – épaules larges, cheveux longs et bras tatoué – qui traverse la foule vers elle avec assurance. Le voilà le requin ! Que lui susurre ce séducteur de si séduisant au milieu de la piste de danse ? Qu’importe : ses paroles ne mordent pas, elles ont l’effet de sourires échangés, d’une complicité toute sexuelle qui se noue dans leur regard. Rendez-vous est pris. Et même si à l’évidence, elle n’est qu’une aventure de passage, un « plan-cul » qu’il ne respectera pas et qui ne durera pas, il faut croquer la vie à pleine dent, n’est-ce pas ? Et ne pas songer aux requins qui rôdent au fond de l’eau. En comparaison de l’homme viril, presque dangereux, que pouvait peser le jeune garçon, sensible mais un peu gringalet, qui n’a d’yeux que pour son appareil argentique et sa lunette astronomique et qui pleure sur l’épaule de Charlotte quand elle le quitte ?

En contraste de l’inaccessible enseignante d’anglais, le bouillant professeur d’histoire outrepasse les limites. Comme du haut d’une estrade, il pavane sous le regard complaisant des gars et disserte avec arrogance sur le désir et sur les femmes. L’autorité, c’est lui. Il humilie les uns, il en glorifie un autre, et puis le jour suivant, Dieu reprend ses largesses, et c’est la déchéance. Guillaume avait le privilège d’être invité par son professeur à l’imiter publiquement ; mais pour peu qu’il froisse le garant du savoir, le voilà puni injustement d’avoir demandé une feuille lors d’un examen. Il tombe bien bas. Et Dieu le père d’ordonner en un cri fou de rage : « Dehors ! ». Dehors, c’est là que va finir Guillaume, comme le personnage de L’attrape-coeurs : renvoyé de son école. Qu’a-t-il fait pour en arriver là ? Quel péché a-t-il commis ?

Genèse ? Jour 4.

Aimer est-il un crime ? Le désir de Guillaume n’est pas le désir de Charlotte. Ce n’est pas un ou une inconnue lointaine rencontrée en soirée qui l’attire, c’est son ami le plus proche. Un gars qu’il voit en classe tous les jours, chez qui il dort en fin de semaine et qu’il regarde danser et embrasser une fille. Et Guillaume n’est pas un requin, ses lèvres ne mordent pas. Elles essayent simplement, un soir d’ivresse, d’embrasser elles aussi celles de son ami. Les explications ne font qu’augmenter la distance que le baiser voulait abolir. Et l’histoire se répète : dehors. Guillaume sort en larmes dans la nuit. Son être tout entier a l’air de n’être que de sortir : sortir du cours d’histoire, sortir de chez son ami, et, en classe d’anglais, sortir du placard. Son coming out laisse de marbre la belle enseignante mais sa déclaration d’amour est saluée par une salve d’applaudissements ; elle n’en est pas moins suivie du rejet social le lendemain. Étrange ironie des situations : Guillaume le populaire, quand il joue le personnage d’un autre et monte au tableau pour imiter son professeur d’histoire ; mais Guillaume seul au monde, s’il s’avise de baisser les masques et se risque au moment de sincérité le plus courageux qui soit. La vérité lui fait perdre beaucoup mais il gagne un nouvel ami, un jeune compagnon de dortoir avec qui il avait échangé quelques mots et quelques regards innocents. Rien de grave jusque là, rien de grave tant que ce ne sont que des mots et que l’ordre social est respecté. Mais quand le gardien les surprend tous les deux endormis dans le même lit, quand son camarade fond en larmes et que Guillaume veut le rassurer, quand le gardien qu’on voyait se masturber au début du film traite Guillaume de « pervers », quand Guillaume se jette sur lui, qu’il le renverse et le martèle de coup, alors Guillaume doit sortir. Encore. Le paradis, c’est fini.

Émilie Bierre et son copain dans le parc dans Genèse
© Shellac Films

Genèse ? Jour 5.

Pour Charlotte, c’est l’enfer. Elle aussi va sortir au milieu de la nuit. Mais pas seule. Ivre et à demi-consciente, elle est dans les bras d’un nouveau venu, un homme plus âgé qu’elle a rencontré cinq minute plus tôt parmi les invités et qui l’allonge dans l’herbe, sous la pluie fine et froide, pour la violer. De Guillaume à Charlotte, de Charlotte à Guillaume, ce ne sont qu’effets de symétrie autour du désir amoureux et de ce qui sourd au fond de l’âme : avec qui dormir ? Le frère est rejeté par son ami, la sœur est possédée par un inconnu. Et tous les deux se retrouvent finalement l’un en face de l’autre, allongés sur le même lit, silencieux : Adam et Eve avant la conscience de leur nudité.

Genèse ? Jour 6.

Toute Genèse a une fin. Toute la semaine annonce le dimanche. Un temps à part, un temps où le désir ne travaille plus, ne tiraille plus corps et âme. Aussi le film aurait-il pu s’achever sur cette image d’un frère et d’une sœur allongés ensemble, main dans la main, eux entre qui aucun désir érotique n’est possible, et qui peuvent trouver l’un avec l’autre le repos. Genèse s’ouvre pourtant, après cette image, sur une troisième histoire, sans connexion narrative avec les deux précédentes, mais toute entière liée à elles par son thème et par les effets de symétrie qui se poursuivent. Fidèle en cela au principe musical qui régit la composition de ce film, Philippe Lesage offre une histoire en contrepoint des précédentes, comme le dimanche avec la semaine. C’est l’été au bord du lac, dans une colonie de vacances. Félix (Édouard Tremblay-Grenier), quinze ans, rencontre Béatrice (Émilie Bierre) au moment d’un grand feu de camp envoûté par les chansons et par les danses. Felix en latin : « heureux », comme dans « félicité ». Béatrice : « heureuse » (beata), comme dans « béatitude ». Peut-on imaginer un plus grand bonheur que ces deux enfants amoureux qui se tiennent main dans la main, eux que leurs noms unissaient déjà avant même leur rencontre ? Mais Béatrice, c’est aussi celle qui conduit l’âme de Dante à travers le paradis dans la Divine Comédie ; elle est celle qui mène à la révélation céleste de l’amour divin alors que le poète l’a définitivement perdue dans sa vie terrestre et qu’il en est séparé à jamais.

Les gars d’un côté, les filles de l’autre. You go there, you go there, murmure la voix hors-cadre du moniteur de la colonie de vacances. Les corps se séparent, un baiser n’est pas donné. Et c’est ce qui rend à l’instant toute sa densité poignante. Le non-dit, le non-accompli redonne à l’amour un espace infini où s’épanouir. On ne compte plus les baisers de cinéma, rien n’est plus galvaudé qu’un baiser de cinéma. Aussi en filmant la séparation des corps, Philippe Lesage rend au désir ce qui fait sa nature et toute sa force. Il en restitue la beauté dans sa forme enfantine la plus renversante en même temps que le trouble et le tourment. Les rapprochements sont difficiles. Les séparations continuent. À la fin de la colonie, il faut bien se dire au revoir. Les embrassades remplacent les baisers et le « je t’aime » le plus ténu peut-être de toute l’histoire du cinéma est murmuré sans qu’on puisse même deviner le mouvement des lèvres de Béatrice au creux de l’oreille de Félix – un « je t’aime » si imperceptible que le spectateur ne sait exactement s’il l’entend ou s’il le rêve.

Tout est fini. Il n’y a plus qu’à suivre Béatrice nous conduire au paradis.
Elle marche sur un sentier, le long du lac, en compagnie d’une amie à elle.
La caméra suit les deux jeunes filles. Jusqu’alors, dans les rues de Montréal, avec Guillaume et Charlotte, la caméra marchait devant eux et filmait leurs visages. Elle est maintenant derrière les deux jeunes filles.
Un ange passe…
Et se produit soudain l’événement le plus bouleversant du film.
Un regard, un sourire qui transperce l’écran et se fiche en plein dans nos cœurs.
Une image qui déborde de la fiction comme les mots de la Genèse pour créer l’univers.
Oui, on est bien au paradis.

Notes[+]