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Donnie Darko et le lapin au cinéma dans le film de Richard Kelly
Interview

« Donnie Darko » : Interview de Richard Kelly

Thibaut Grégoire
Dans cet entretien, Richard Kelly revient sur les mystères et les thématiques de « Donnie Darko » : le sacrifice, les univers parallèles, le rôle du lapin ou encore la fin du monde.
Thibaut Grégoire

« Donnie Darko », un film de Richard Kelly (2001)

Le 15 juin dernier, Richard Kelly était à Bruxelles pour présenter la version restaurée de Donnie Darko qui ressort en salles le 24 juillet en deux versions (Cinéma et Director’s Cut). Nous avons pu le rencontrer pour lui poser quelques questions autour de son film-monde et revenir, entre autres, sur les notions de mystère, de sacrifice, d’apocalypse ou encore sur la façon dont il a construit le film, entre rêves et univers parallèles. On aurait tort de classer hâtivement Donnie Darko dans la catégorie des films pour apprentis cinéphiles (ce qui, en soi, n'est déjà pas mal). S'il s'est imposé à l'époque et encore aujourd'hui comme un classique incontournable pour faire ses premiers pas, au même titre que les Tarantino, Coen, Jonze ou les premiers Aronofsky, sa redécouverte permet de se réapproprier sa profondeur, qui était peut-être oubliée. La force intemporelle de Donnie Darko tient autant de sa construction complexe que de la nature du sacrifice qui est en jeu. Son twist ne consiste pas à effectuer, comme c'est trop souvent le cas, un tour de passe-passe narratif pour impressionner la galerie : il contient une puissance affective qu'on ne voit pas venir et qui peut laisser une trace durable sur le spectateur.

Une des caractéristiques marquantes de Donnie Darko, qui ressort de plus en plus au fil des visions et de la réflexion que l’on peut avoir autour du film, c’est qu’il crée un monde à part entière, lequel fonctionne selon ses propres règles, même s’il se base sur une réalité socio-politique tangible, celle de la fin des années 80 aux Etats-Unis. C’est quelque chose que vous avez toujours fait, peut-être encore plus dans Southland Tales.

Je pense que tous mes films développent un monde autour de leurs personnages. J’essaie de décrire ce monde du mieux que je peux, avec le plus de détails et de nuances possibles. Cela fait partie intégrante du « design » global de mes films. Car je veux aussi qu’il y ait assez de détails pour que le spectateur ait l’impression qu’il peut se perdre à l’intérieur du film. Je comparerais ce travail à celui d’un architecte. Quand j’étais enfant, je voulais être soit architecte, soit caricaturiste politique, et puis je me suis dit que si je faisais des films je pouvais être les deux à la fois. Donc, je construis vraiment un film comme si je construisais une maison, qui soit habitable par les personnages, et qui soit également assez spacieuse pour que le spectateur puisse y déambuler avec les personnages et même y vivre. J’ai vraiment envie que le spectateur puisse se promener inlassablement dans cette maison, en découvrant toujours de nouvelles pièces, ou en admirant la décoration, les meubles ou les tableaux qui ornent les murs. C’est pour ça que je fais le lien entre la fabrication des films, l’architecture, le « design » ou encore la peinture.

Donnie Darko est un film sur le temps, dans lequel celui-ci joue un rôle crucial, tout en ayant aussi un caractère intemporel. Le fait que le film ait été tourné en 2000 mais se passe à la fin des années 80 joue probablement dans cette impression qu’il donne aujourd’hui. Mais était-ce quelque chose de délibéré au moment où vous avez conçu le film ?

On a tourné le film en 2000 et je me suis beaucoup battu à l’époque pour que l’action se déroule en 1988. Beaucoup de gens trouvaient ça ridicule de vouloir faire de la « nostalgie » sur la fin des années 80. Quand on y pense c’est comme si, aujourd’hui, on faisait du « rétro » sur 2007. Ça serait probablement aussi difficile à comprendre. En tout cas, en 2000, c’était intéressant car il n’y avait pas encore de nostalgie des années 80 comme il peut y en avoir maintenant dans les films ou dans la musique. Donnie Darko a été l’un des premiers films à le faire. Je pense donc que cette particularité le rendait déjà unique en son genre. En plus, au moment du tournage, on était en pleine bataille présidentielle entre George Bush et Al Gore, et, durant le montage, George Bush a gagné l’élection de manière très contestée. Puis durant la phase de présentation du film - à Sundance, notamment – et sa distribution, le 11 septembre est survenu. Le film est donc né dans une période d’incroyable vulnérabilité pour les Etats-Unis. Une période qui a fini par changer l’Histoire de l’humanité toute entière. Et dans Donnie Darko, il est question de l’élection de George Bush père. Il y avait donc déjà une impression bizarre de paradoxe temporel englobant la conception et la sortie du film. C’est un peu comme si une aura sinistre flottait au-dessus du film et que celui-ci devenait une sorte de prophétie morbide sur l’époque.

Au début du film, le personnage de Frank donne à Donnie un décompte qui se réfère au temps qu’il reste avant la fin du monde (28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes). Mais la fin du monde coïncide ici avec la fin du film, la fin de Frank, la fin de Donnie... Est-ce que c’était une manière de dire que la perception de l’apocalypse, de la fin du monde, est aussi quelque chose de très subjectif et d’intime ? Comme Donnie Darko développe son propre monde, chaque personnage a aussi son propre monde à lui, donc la fin d’un personnage serait à elle seule la fin d’un monde…

Donnie Darko et sa copine Gretchen
© 2001 PANDORA INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Oui, la subjectivité est vraiment au centre de Donnie Darko et de cette problématique. À la fin du film, Donnie Darko est le seul personnage à ne plus vivre tandis que tous les autres personnages que l’on a vu mourir dans l’univers montré par le film sont à nouveau en vie. Que l’on interprète cette période de 28 jours parcourue par le film comme une réalité parallèle, comme un rêve ou même un rêve collectif, l’apocalypse elle-même affecte principalement Donnie et sa propre destinée. Même si, indirectement, elle affecte également les autres personnages qui, au réveil de ce passage d’une dimension à une autre, ou d’un degré de réalité à un autre, seront imprégnés d’une sorte d’image rémanente de ce qui s’est passé dans cette version alternative. Mais globalement, dans sa vision de l’apocalypse, Donnie Darko est seul face au reste du monde. Dans Southland Tales, à la fin, il y a également une vision de l’apocalypse qui a lieu lorsque les deux « doppelgängers » joués par Sean William Scott, deux âmes identiques ou deux versions de la même personne, entrent en collision l’un avec l’autre. La fin du monde est donc aussi le fait d’une seule personne et le film la montre à travers le prisme de ce personnage double. Dans The Box, il y a une famille avec une femme, un mari et leur enfant. Le final du film montre le sacrifice du père pour sauver l’enfant. Pour ce film-là, j’avais été assez influencé par l’Ancien Testament, Adam et Ève, mais aussi par Huis Clos de Jean-Paul Sartre. En tout cas je pense que l’idée de la fin du monde, qu’elle soit réelle ou ressentie est, dans mes films, étroitement liée à l’idée de sacrifice, et plus précisément au sacrifice d’une seule personne.

Dans Donnie Darko, cette notion de sacrifice est aussi liée au sauvetage d’un personnage en particulier. Même si l’action de Donnie va dans les faits sauver beaucoup de personnages secondaires, son but premier est de sauver Gretchen, sa petite amie. C’est comme si le film entier avait été construit pour sauver un seul personnage, qui n’est d’ailleurs même pas le personnage principal…

C’est vrai que sauver la vie de Gretchen semble être le but ultime à la fin du film, mais beaucoup d’autres personnages sont sauvés : tous les passagers de l’avion, dont la mère et la sœur de Donnie, et également Frank. On en revient à cette idée d’un personnage unique faisant un sacrifice pour les autres. C'est le grand lien entre mes trois films. Dans Southland Tales, il y aussi le personnage de Dwayne Johnson qui se laisse « crucifier » par le lanceur de roquette du mega-zeppelin, un peu comme si son personnage devait mourir pour que la « résurrection » du monde soit complète. Dans tous les cas, je voulais donner une dimension métaphysique à ces fins de personnages. Malheureusement, je n’ai pas toujours eu le budget nécessaire pour la rendre visuellement plus claire.

On retrouve dans tout votre travail la volonté d’étendre les univers en dehors même du film et de sa vision. Par exemple, vous avez étendu l’univers de Donnie Darko à un site internet que vous avez conçu vous-même. Et pour Southland Tales, vous avez raconté une partie de l’histoire dans des comics. Vous dites également que le Director’s Cut de Donnie Darko est en quelque sorte une extension du film, une manière d’étendre la réflexion.

J’ai principalement fait ça sur les deux premiers films. J’ai toujours pensé qu'il y avait matière à deux ou trois films avec Southland Tales. J’ai réalisé les comics pour pouvoir poser les bases de cet univers et voir ce qui pouvait s’y passer. On a également envisagé d’en faire un film d’animation. Je savais au départ qu’avec ce film, j’avais construit quelque chose d’assez large. Donnie Darko pourrait aussi être le début de quelque chose. Il pourrait donner suite à d’autres chapitres. The Box est quant à lui un film fini, mais il existe 40 minutes de scènes coupées et je me pose toujours la question de savoir s’il faut en faire une version longue ou pas. Je pense qu’en ajoutant huit minutes particulières dans le film, cela pourrait le transformer, le rendre plus épique et provocateur. En tout cas, dans l'ensemble de mon travail, j’essaie de mettre en place une grammaire qui se suffise à elle-même et je vois ensuite jusqu’où elle peut mener. Beaucoup de gens veulent faire des suites et donc étendre une histoire déjà finie. Mais je pense que les suites ne devraient être faites que lorsque l’histoire demande vraiment à être continuée.

D’une certaine manière, The Box est une « extension » en soi, car vous avez pris une nouvelle de Richard Matheson – déjà adaptée dans un épisode de La Quatrième dimension – et vous l’avez amenée autre part en la développant narrativement et visuellement.

C’était la première fois que j’adaptais l’œuvre de quelqu’un d’autre et j’étais honoré de pouvoir reprendre cette histoire de Richard Matheson. Il m'a laissé la retravailler et je l'ai ainsi emmenée vers quelque chose de nouveau. Je pense que ça demande plus de temps d’adapter l’œuvre d’un autre car il faut essayer de l’amener vers soi ou d’apporter quelque chose de personnel dedans. Même si je voulais rendre justice au matériel de base, il me semblait que la meilleure manière de lui montrer du respect était justement d’apporter mes propres idées. Le fait que ce soit une histoire courte me permettait justement de faire ça car il fallait nourrir le récit pour en faire un long métrage. J'ai en tout cas essayé de le faire avec toute la révérence possible.

Dans Donnie Darko, l’une des préoccupations premières du personnage principal est de trouver du sens aux choses. Il essaye souvent de trouver une explication à ce qui l’entoure et le fait qu’il n’en trouve pas le met parfois en colère. Paradoxalement, le film en lui-même provoque des interrogations chez beaucoup de spectateurs qui essaient de lui trouver du sens, qui veulent le décoder, lui trouver une « solution ». Mais le but du film n’est-il pas justement d’instaurer un mystère et de l’entretenir jusqu’à en faire son sujet même ?

Disons que le Director’s Cut donne plus d’indices, par exemple sur le voyage dans le temps, sur son procédé et sa mythologie. C’est un peu plus explicatif. Mais le film continue de poser des questions auxquelles il est impossible de répondre. Ce sont d’ailleurs les mêmes que dans la vie de tous les jours : on ne peut pas savoir avec certitude s’il existe une force supérieure, si la mort est réversible et si le voyage dans le temps est possible. Ce que j’espère, c’est que Donnie Darko propose une architecture solide et complexe pour explorer ces questions-là.

Frank le lapin de Donnie Darko
© 2001 PANDORA INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Au début du film, Frank sauve Donnie mais ce sauvetage va provoquer toute une série d’événements qui seront en définitive effacés par Donnie quand il fera son sacrifice final. Le résultat est donc le même à la fin, que Frank ait sauvé Donnie ou non. Mais le fait de le sauver permet à Frank de lui montrer toutes ces choses possibles ou cachées – la pédophilie d’un personnage respecté de la communauté, la possibilité pour Donnie Darko de vivre une histoire d’amour, etc. – qui seront effacées à la fin.

Je voulais que ce soit ambigu car, à la fin du film, il y a un montage de scènes dans lesquelles les personnages semblent se réveiller et être transformés par ce qu’ils ont vu dans leurs rêves. On voit par exemple le personnage de Jim Cunningham qui pleure mais il n’a pas été arrêté, son réseau pédopornographique n’ayant pas été exposé. Certains secrets ont été enterrés mais on peut aussi projeter des envies ou des espoirs sur certains personnages. On peut espérer que Jim Cunningham soit dénoncé par Kitty Farmer, la prof de gym, qui semble avoir eu une sorte d’épiphanie. On peut espérer que Cherita Chen, qui est la cible des insultes et des moqueries, ait une meilleure vie. Ce montage permet en quelque sorte d’apporter l’espoir que le sacrifice de Donnie Darko ait mené à de bonnes choses. Il n’annule pas purement et simplement tout ce qui a été montré. Mais je pense qu’il y a aussi un jeu de parallélisme entre les personnages de Frank et Donnie, qui ont beaucoup de choses en commun. C’est assez complexe car les motivations de Frank restent brumeuses et le film ne donne pas toutes les clés.

On pourrait presque également assimiler Donnie Darko à un film de super-héros. Dans une scène, Gretchen dit d’ailleurs à Donnie Darko que son nom lui fait penser à un super-héros. Et à la fin du film, ce retour en arrière peut aussi faire penser à la fin du premier Superman de Richard Donner, lors de laquelle Superman fait tourner la Terre dans le sens inverse pour remonter le temps…

Concernant cette fin, on devait visuellement communiquer au spectateur que les événements dont il avait été témoin étaient effacés. Et le fait de faire défiler le film à l’envers et en accéléré créait également quelque chose d’émotionnellement assez fort. Le Director’s Cut laisse entrevoir la possibilité d’une explication « technologique » à tout cela. Il y a aussi une dialectique entre les différentes pistes d’interprétation : est-que c’est un véritable voyage dans le temps, ou bien un rêve, ou bien l’intervention d’une force divine ? Le fait de terminer sur ce mystère ouvre au débat et à d’autres horizons.

Poursuivre la lecture à propos de Donnie Darko

Des Nouvelles du Front cinématographique, « Donnie Darko : L'adolescence, âge apocalyptique » dans Des Nouvelles du Front [en ligne], 26 juillet 2019.

Fiche Technique

Réalisation
Richard Kelly

Scénario
Richard Kelly

Acteurs
Jake Gyllenhaal, Jena Malone, Maggie Gyllenhaal, James Duval, Patrick Swayze, Noah Wyle, Drew Barrymore

Genre
Fantastique, Drame

Date de sortie
Juillet 2019