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Clara Gostynski regarde à la loupe dans Désordres
Rayon vert

« Désordres » de Cyril Schäublin : Le temps des figures

Thibaut Morand
Film de reconstitution historique d’un genre singulier, Désordres ne se borne pas seulement à reproduire l’époque où des ouvriers anarchistes s’étaient fédérés dans les montagnes du Jura suisse durant les années 70 du XIXe siècle. À partir de ce cadre, il élabore par le cinéma des figures dans lesquelles s’opère l’idée d’une organisation nouvelle du temps, quand l’argent n’en serait plus la mesure.
Thibaut Morand

« Désordres » (Unrueh), un film de Cyril Schäublin (2022)

Piotr Kropotkine (Alexei Evstratov), cartographe russe rendu dans une bourgade jurassienne pour tracer un nouveau plan de la région, est au fond à la recherche de l’esprit révolutionnaire. Désordres peut s’apparenter à une enquête en milieu ouvrier, à une immersion dans les activités anarchistes dont la plupart des travailleurs d’une horlogerie locale participent. Le point le plus remarquable à cet égard est qu’on filme leur travail, minutieuses et fascinantes manipulations des pièces minuscules d’une future montre ; travail qui, cependant, souffre de son organisation inique, car il est tout au profit des chefs et du directeur de l'horlogerie (Valentin Merz), aussi conseiller élu du canton. Dès lors, Piotr se confronte à l’influence extrême qu’opèrent sur la région l’horlogerie et ses responsables omnipotents.

L’espace-temps du Capital

Le conflit essentiel est dans l’image ; tout est pratiquement filmé par la longue focale qui, avec ses cadres serrés et ses perspectives écrasées, soustrait à l’espace son étendue. Cela cause cette impression que Piotr se fraie un chemin dans des intervalles compressés qu’il n’est pas tout à fait libre d’arpenter. De fait, quelle carte valable pourrait-il tirer d’un tel espace de restriction ? Un raccourci proposé par une jeune ouvrière de l’horlogerie, Joséphine (Clara Gostynski), tourne à l’impasse : devant l’usine, le directeur et ses chefs organisent une séance photo pour un nouveau catalogue ; il est strictement interdit de franchir le champ, l’espace virtuel de l’image, qui impose à l’espace réel les limites de sa privation. Le cadre de l’image est ici employé comme une figure de la propriété privée, et la séance photographique en donne la représentation ; une scène liminaire montrait déjà les bourgeoises cousines de Piotr lors d’une séance photo sur la terrasse d’un hôtel privé. À l’époque, comme une photographie nécessitait un certain temps de pose pour laisser la lumière s’enregistrer sur la plaque, l’image procédait du chronomètre. Ainsi, dans la prise d’une photographie se conçoit l’espace-temps du Capital où, comme l’espace y devient image, le temps y devient mesure.

Au commencement, la fin des temps

Si l’horlogerie locale règle l’univers, c’est d’abord parce qu’elle est la première force de travail de la région ; mais, si elle voudrait presque se revendiquer le privilège de produire le temps - du moins le sien - elle peut surtout se targuer de détenir l’heure la plus exacte. Car, dans la petite bourgade, il n’y a pas seulement une heure mais plusieurs, cinq au total, sans qu’on soit tout à fait certain de celle de référence, si jamais il y en a eu une. Comme dans un marché financier où les devises diverses transitent, les heures sont des spéculations sur le temps, varient incessamment comme la valeur d’une monnaie. Ici, c’est le temps des marchands que donne l’heure.

Dans la dernière image de Désordres, il y a pendu à une branche un chronomètre abandonné par Piotr et Joséphine dans la forêt, dont l’aiguille s’arrête brusquement ; celle qui plus tôt comptait le temps d’exécution du travail des ouvriers tandis qu’un chef d’atelier les pressait de faire plus vite. Dans le mouvement d’un travelling, l’image se perd dans le flou des frondaisons, qu’aucune mise au point ne rend ni nette ni visible, le point de l’image restant, virtuellement, sur le chronomètre interrompu, hors cadre. À l’image du temps - le chronomètre, ses chiffres et son aiguille - se substitue dans l’absence de visibilité de l’image une figure de l’intemporel, ou une dé-figure du temps ; certes, ne débouchant pas sur rien : car à l’interprétation capitaliste de l’Humanité, une autre s’y oppose et s’affirme.

La petite montre dans Désordres
© Shellac

L’être et la figure

Désordres accuse l’inertie menaçant la lutte des classes, où deux forces opposées sembleraient presque cohabiter sans heurts en suivant les mêmes rites. En effet, notables locaux et ouvriers préparent de semblables festivités : une tombola, avec des prix à gagner, une reconstitution historique, des chorales… Deux poids, deux mesures pourtant : car ces réjouissances ne peuvent réellement se valoir tandis qu’elles célèbrent des idées profondément contraires.

Le chant des anarchistes raconte, en les résumant en quelques couplets, la tyrannie guerrière des rois, celle économique des républiques, avant de chanter le dénuement de l’ouvrier, son triste sort, mais qui est l’origine de son désir d’émancipation. Dès lors, ils chantent l’espoir. À l’opposé de ce chant qui libère, un hymne suisse fait chanter au directeur, à des notables et à quelques jeunes gens, fusil à l’épaule, leur propre mort sur l’autel de la patrie, avec les accents sinistres mais fainéants de la foi en la nation. À la différence des ouvriers qui lancent leur voix vers l’avenir, ceux-là s’ancrent dans un temps précis : la nostalgie du passé, et celui de la guerre. Certes, deux chants, deux choeurs, mais farouchement opposés ; si la figure semble être la même, l’être radicalement diverge.

Il est donc essentiel de remarquer la dialectique entre le semblable et l’opposé, et de soupeser ces forces dans une balance à l’équilibre ténu. La différence décisive, Désordres la situe dans la figure que prend l’individu dans chacune des deux classes.

Le directeur, les chefs d’atelier, les gardes cantonaux et des notables sont des personnages dans le sens le plus théâtral, dans le genre le plus caricatural : uniformes et costumes ambulants, moues uniques arborant une seule expression - masque au sourire pincé ou bouille sévère - dont on connaît pour la plupart le nom et distingue la hiérarchique fonction sociale. De façon significative, même si, sans doute, les membres de la classe bourgeoise sont joués ici par des amateurs, ceux-là jouent ostensiblement et font les acteurs. Au contraire, ces autres amateurs qui figurent les ouvriers, s’ils ont des intonations maladroites et des expressions naïves - du reste valorisées par le metteur en scène - c’est que, plutôt que de jouer, ils ne cherchent pas autre chose que d’énoncer la situation à laquelle ils ont part, de nous la présenter plutôt que de la représenter. Ils sont moins des acteurs que des porte-parole, et, en cela, ils ont quelque chose du comédien épique de Brecht. Aussi, il est significatif que l’on ignore généralement leur nom(1) : au lieu de celui d’un candidat écrit sur un bulletin de vote pour les élections - qui bien évidemment reproduiront la victoire du directeur de l’horlogerie - il est proposé par une porte-parole anarchiste d’inscrire sur le bulletin l’idée de la Commune, d’élire non pas une personne, mais une pensée collective.

Ainsi, la différence essentielle entre l’être de la classe bourgeoise et celui de la classe ouvrière, là où se situe leur profonde contradiction, est entre la figure de l’identité individuelle du premier et la figure de l’unité du collectif du second. Quand celle-là veut faire de la politique une représentation - au double sens théâtral et démocratique - fondée sur l’identité qui toujours est fable ou personnage, celle-ci veut opérer la dépersonnalisation de la politique, où cesse le jeu en lieu et place de l’action politique réelle.

Enfin, et surtout, Désordres indique que la lutte de classes s’articule à une lutte des temps. La possibilité d’un monde nouveau dépend pour beaucoup de l’invention d’une nouvelle idée du temps qui réorganisera, au profit du collectif, le travail et la vie.

Notes[+]