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Une scène d'extase dans Climax de Gaspar Noé
Critique

« Climax » : la Danse Macabre de Gaspar Noé vers la Beauté

Thibaut Grégoire
Avec « Climax », Gaspar Noé exécute le programme d'une danse macabre : dépasser les limites du corps et de l'esprit jusqu'à la folie collective d'où peut s'entrevoir la beauté de l'enfer.
Thibaut Grégoire

« Climax », un film de Gaspar Noé (2018)

S’inspirant d’un fait divers survenu en 1996, Gaspar Noé réunit avec Climax un groupe hétéroclite de jeunes danseurs, adeptes notamment du « voguing », et les laisse danser et improviser sur une trame assez mince : une troupe de danse réunie dans un bâtiment déserté – factuellement, une école désaffectée à Vitry –, au milieu de nulle part, commence une soirée en exécutant des chorégraphies bien rodées puis, intoxiquée par une drogue versée dans un grand bol de sangria, se laisse emporter par une folie collective et morbide. Trois notions au centre du film et de sa fabrication feront l'objet de notre analyse. Plus que des thèmes et des particularités, des scènes et des instants précis, c’est un élan créateur et dévastateur qui semble avoir présidé à la fabrication de Climax, et c’est ce même élan qui règne sur la vision de celui-ci.

Pousser les corps à bout

Une scène de danse dans Climax de Gaspar Noé
Pousser les corps des acteurs à bout

Comme la plupart des films de Gaspar Noé, Climax est programmatique. Ce programme est exposé assez vite dans le film, même s’il n’est pas aussi limpide que dans d’autres. Alors que, dans Irréversible, on comprend dès la première scène que le film sera raconté à l’envers ou que, dans Enter the Void, la mort du personnage dès les premières minutes et les mouvements de la caméra indiquent d’entrée que c’est l’esprit de celui-ci qui guidera le film, le programme de Climax n'est pas d'emblée aussi clair. Pourtant, l’essoufflement que décrit et procure l’une des premières scènes – une longue chorégraphie multiple, exécutée par tous les acteurs-danseurs du film et montrée avec une certaine distance, en plan fixe – est précurseur de ce que Gaspar Noé va vouloir faire dans son ensemble, inlassablement et jusqu’au bout : essouffler les corps, les pousser littéralement à bout, les vider de toute énergie vitale. C’est un véritable travail de mise en abyme que va opérer Climax en mettant d’abord les danseurs en scène dans l’exercice de leur art, en les faisant une première fois aller au bout d’eux-mêmes, mais sur un plan qui reste contrôlé, « professionnel », avant d’ensuite les exhorter à dépasser cette limite, à envahir de leur performance un autre terrain. Les personnages sont alors poussés au-delà de leurs limites par un déclencheur scénaristique finalement assez dérisoire : une substance psychotrope à été versée dans la sangria que tout le monde a ingurgitée. Mais les « performeurs » eux aussi sont amenés à outrepasser les limites auxquelles ils sont habitués, en délaissant la pratique de la danse au profit de la comédie. Noé filme ce dépassement, cette évolution, dans un élan fluide, comme si les corps et la caméra continuaient d’exécuter une chorégraphie, laquelle explose petit à petit, se fait de plus en plus morbide, hystérique, telle une danse macabre qui les possède, jusqu’à l’épuisement.

Créer une distance, malgré tout

Gaspar Noé ayant donc le goût du programme, il faut que celui-ci ait une exécution claire, plus claire peut-être que son exposition. Climax revêt donc une structure assez simple, en deux parties qui vont, d’une certaine manière, au bout de quelque chose, d’une logique propre. Le film est scindé en deux de la manière suivante : une première partie qui présente les nombreux personnages, d’abord par l’entremise d’un confessionnal vidéo calqué sur le modèle de la télé-réalité, puis par la danse elle-même, avant de les suivre dans des « coulisses » en forme de badinages assez crus, qui en restent néanmoins au stade des mots et des préliminaires ; puis une deuxième partie démarrant pratiquement par une révélation – celle de la présence du LSD dans la sangria – avant d’embrayer naturellement et directement sur l’hallucination collective qui prend le dessus progressivement jusqu’à l’orgie finale.

Mais le plus significatif est la forme visuelle que prend cette césure entre les deux parties, puisque celle-ci se fait par l’entremise d’un générique stylisé, mettant en exergue les noms de ceux qui ont participé à Climax, en commençant par les acteurs-danseurs, et en terminant par ceux qui ont filmé. C’est une manière de rappeler au spectateur qu’il est au cinéma, que ce qu’il voit, et surtout ce qu’il va voir ensuite, est un film avant d’être une descente aux enfers manifeste et allégorique. La déconstruction formelle, gimmick récurrent du cinéma de Gaspar Noé, sert ici à instaurer une sorte de distance, ou à tout le moins la possibilité d’une distance avec ce qui va suivre. Même si la mise en scène est dès lors tout sauf distante, si elle se caractérise justement par cette manière de coller aux corps et à la matière, jusqu’au final qui pousse cette idée à son paroxysme – un véritable caméra-à-corps, au sol, une communion sensorielle et sexuelle entre ce qui filme et ce qui est filmé –, il y aura toujours le souvenir de ce garde-fou préalablement posé, de cette distance instaurée par le générique du milieu.

Descendre aux enfers

La beauté en Enfer dans Climax de Gaspar Noé
Trouver de la beauté en enfer

Cette dernière partie est donc l’exécution du programme au sens strict, le moment ou la promesse que fait le film est remplie. La première partie de Climax a promis cet essoufflement, ce jusqu'au-boutisme, et la seconde tient cette promesse, jusqu’à ce que le film s’essouffle lui-même, au point de devoir se renverser, au sens littéral, pour continuer à exister. Lorsque le fond semble avoir été atteint, que la folie s’étant emparée des personnages ne semble plus pouvoir encore être approfondie, c’est le filmage qui prend le relais, qui dépasse ce fond, cette limite a priori indépassable, en passant « de l’autre côté », c’est-à-dire en essayant de filmer une autre dimension, hors de ce que la réalité permet, hors pratiquement de ce que permet l’ancrage au sol, la gravité. La caméra se retourne alors, filme toute la dernière partie « à l’envers », comme si elle avait transpercé le sol et pénétré une réalité parallèle, inversée. Comme si elle était véritablement descendue aux enfers. Personnifiant presque un personnage lui-même entraîné dans la folie collective, la caméra se met à effectuer les mêmes mouvements au sol que les comédiens-danseurs qu’elle suit, dans une chorégraphie sexuelle rappelant visuellement des représentations iconographiques de l’enfer issues notamment de la peinture. Et quand la lueur au bout du tunnel se fait enfin voir, qu’une double porte s’ouvre sur l’aveuglante lumière du jour, le mouvement de caméra ébauché vers celle-ci, pour enfin atteindre la sortie, est coupé dans son élan. Au lieu de sortir du trou pour remonter à la surface, Gaspar Noé préfère y rester pour y trouver son salut et celui de ses personnages : une manière de trouver de la beauté en enfer, puis de verser une larme purificatrice – presque explicatrice, d’ailleurs – sur le film et sur le spectateur.

Fiche Technique

Réalisation
Gaspar Noé

Scénario
Gaspar Noé

Acteurs
Sofia Boutella, Romain Guillermic, Souheila Yacoub, Kiddy Smile

Durée
1h35

Genre
Drame, Thriller

Date de sortie
2018