Le cinéma français sous l’Occupation (1940-1944) : le paradoxe de la parenthèse enchantée
Étude historique consacrée à l'influence de l'Occupation sur les réalisations cinématographiques françaises en général et sur le cinéma de Henri-Georges Clouzot, Jean Delannoy et Marcel Carné en particulier. Retour sur une vitalité inattendue, ou le paradoxe de la parenthèse enchantée.
Les années d’Occupation ont été beaucoup traitées dans le cinéma français. De la comédie burlesque (Papy fait de la résistance – J.-M. Poiré - 1983) au drame (L’armée des ombres – J.-P. Melville - 1969, Le vieux fusil – R. Enrico - 1975) en passant par le film-polémique (Lacombe Lucien – L. Malle - 1974), la période la plus sombre de notre histoire récente a inspiré nombre de réalisateurs depuis l’immédiate après-guerre (La bataille du rail – R. Clément - 1945). Anecdotes, figures célèbres, faits de résistance ou de collaboration, déportations, combats ont inspiré à chacun une vision différente, neutre ou orientée, de ces quatre ans si douloureux. Mais les gens de cinéma qui les ont vécus n’en ont pas le même souvenir. Tous s’accordent à dire qu’ils ont connu un authentique âge d’or, opinion qui fut ensuite largement partagée par le public et la critique, et qui semble se justifier au vu de l’abondance de la production cinématographique de 1940 à 1944 (220 films) et de la qualité des œuvres proposées. « (…) C’est à cette époque que le cinéma a pu s’épanouir et que s’est créée une sorte d’école française avec des réalisateurs qui ont enfin pu travailler (…) » déclare Claude Autant-Lara en 1976(1). On peut s’étonner du paradoxe fondamental de cette réflexion : fallait-il donc être prisonnier dans son propre pays pour s’y sentir plus libre de créer ?
Un cinéma sous tutelle
Pour bien saisir l’impact de cette période historique et son rôle dans l’assainissement du cinéma français, il faut se rappeler de la situation anarchique de la profession dans les années 30 : crise économique et faillite des grands groupes (Gaumont en 1934, Pathé en 1936, nationalisés ensuite), querelles corporatistes, luttes avec les pouvoirs publics, lourde fiscalité (40% des recettes), problèmes d’exportation, très grande rivalité de la production anglo-saxonne(2), etc.
Dès juin 1940, en colonisant le cinéma français à tous les niveaux, les Allemands mirent fin aux marchandages et à la discorde qui régnait entre les professionnels, les banques et le gouvernement. Sous l’impulsion et l’autorité d’Alfred Greven, délégué de Goebbels auprès du service cinéma (Referat Film) du service de propagande en France (Propaganda Abteilung), furent instaurées un ensemble de structures destinées à assurer l’élaboration de films, de l’écriture de scénario à l’exploitation, entre autres une maison de production française à capitaux allemands, la Continental. De plus, l’occupant s’empressa d’interdire la diffusion de films anglo-saxons, détourna à son profit la majorité de la pellicule et des matières premières disponibles, priva le cinéma de nombreux travailleurs (techniciens en S.T.O, propriétaires de salles juifs spoliés, exilés volontaires comme Duvivier, Renoir, Jouvet ou Gabin…), exigea une licence de production pour chaque film et imposa un visa d’exploitation délivré par une commission de censure(3). À cela s’ajoutèrent diverses mesures coercitives, comme des restrictions d’électricité, la limitation de séances de projection ou l’engagement forcé d’artistes.
En toute logique, cela n’aurait pas dû être des conditions optimales pour doper la créativité d’un cinéma sous le choc de la défaite, sans compter que les intentions de Goebbels étaient de l’utiliser comme outil de propagande de masse pour prêcher l’idéologie nazie(4). Il n’en fut cependant rien, essentiellement grâce à Greven qui, passionné de cinéma français et convaincu qu’il était seul apte, sur le plan qualitatif, à concurrencer le cinéma anglo-saxon, préféra encourager une production dénuée de toute empreinte politique(5) avec les stars du moment – acteurs et réalisateurs. Bref, même strictement contrôlé par les Allemands, le cinéma français avait été artificiellement placé dans une bulle de « liberté surveillée »(6) où aucun autre cinéma ne viendrait gêner son expansion et redéfini par des bases de travail saines – conditions réglementées, sécurité d’emploi… –, soit un espace de création unique en forme de « parenthèse enchantée » qui allait durablement marquer les esprits, d’où émergèrent de nouveaux talents (Becker, Clouzot) et une pléiade d’œuvres immortelles.
Un cinéma d’occultation(7)
Pendant quatre ans, la mission des réalisateurs qui n’étaient pas partis fut sans ambiguïté : produire des œuvres de pur divertissement afin que les Français oublient un peu leur quotidien difficile, « (…) ce qu’il y avait d’affreux, d’abaissant et de terrible à ce moment-là (…) »(8). Ainsi, la plupart des films de Christian-Jaque (La symphonie fantastique – 1942), Becker (Goupi mains rouges – 1943), Autant-Lara (Le mariage de Chiffon – 1941), Grémillon (Lumière d’été – 1943) ou Carné (Les enfants du paradis – 1943/1944) et bien d’autres jouent soit sur une intemporalité, comme les films historiques (un tiers de la production) ou sentimentalo-oniriques (L’éternel retour, La nuit fantastique, Le baron fantôme, Douce, La duchesse de Langeais), soit dans le registre « contemporain vague »(9) qui s’en tenait aux signes extérieurs de l’actualité, vêtements, coiffures, voitures, musique, etc. (Les inconnus dans la maison, L’assassin habite au 21, Mademoiselle Swing, Premier rendez-vous), des films rassurants en somme, parfois même des navets(10), soignés sur le plan esthétique, véhiculant les valeurs françaises traditionnelles et où semblait gommée la moindre évocation du contexte socio-politique.
Évidemment, la censure était passée par là, qu’elle soit allemande et limitée à quelques interdits – en gros, pas de nationalisme ou de personnages de militaires, ni de références aux États-Unis ou à l’Angleterre(11) - ou s’exerçant sur le fond comme celle de Vichy pour les films produits par les sociétés françaises, qui se devaient de défendre les bonnes mœurs et le respect des traditions nationales(12). C’est notamment cette contradiction dans les enjeux – relever la moralité de la France pour Vichy et, pour les Allemands, promouvoir un cinéma européen dominé par le cinéma français – qui explique la grande liberté créative qu’ont connue les réalisateurs pendant l’Occupation. Mais il n’en reste pas moins que tous s’abstinrent d’exprimer dans leurs films un choix idéologique clair en se réfugiant dans la fiction, sans pour autant d’ailleurs que cela s’écarte de leur œuvre antérieure. Et comme de surcroît, le contingent d’acteurs stars, sur lequel capitalisaient les Allemands pour attirer les Français au cinéma, était sensiblement le même que dans les années 30 – Raimu, Fresnay, Morlay, Fernandel, Romance… - le public ne s’aperçut pas du changement et alla applaudir tous ces films dont l’homogénéité visuelle et le contenu consensuel assuraient une continuité par rapport aux mentalités d’avant-guerre tout en correspondant à l’idéal pétainiste(13).
Un cinéma-miroir
Tout film reflète la conception du monde de son créateur, un système de valeurs partagées avec le public, dans lesquelles il se reconnaît et qui assure le succès de l’œuvre. On retrouve donc dans presque tous les films de l’époque un récit bâti sur un schéma identique, caractérisé par une grande simplicité et une progression linéaire, allant d’une situation initiale modifiée par un conflit/rupture à une situation finale avec remise en question symbolisant la société en devenir – communauté, lutte, bonheur(14). Le milieu décrit est majoritairement bourgeois, le discours et les personnages sont manichéens, à l’opposé, par exemple, du rôle trouble d’un Jouvet dans Hôtel du Nord (1938), la lutte des classes est plutôt absente, le corps et le sexe féminins sont désavoués – les vamps d’avant-guerre font place aux femmes méritantes qui doivent maintenir l’unité de la famille en l’absence des hommes(15).
Toutefois, surtout après 1942, le regard sur l’Occupation s’aiguise et les films s’alourdissent peu à peu de tensions liées à la réalité - veuves de guerre (Félicie Nanteuil – M. Allégret - 1942), enfants abandonnés (Le voile bleu), femmes enceintes seules (déjà en 1940 dans La fille du puisatier). Et des allusions masquées, plus ou moins réelles, à la Résistance, à la France souffrante et bâillonnée témoignent au cinéma de la prise de conscience des Français par rapport à un monde qui a changé : révolte de l’artiste dans Donne-moi tes yeux (S. Guitry – 1943)(16), cœur des amants qui bat encore comme celui de la France sous la botte allemande (Les visiteurs du soir – M. Carné – 1942), dénonciation de la délation et encouragement de la loi du talion « qui pallie l’incapacité de l’ordre officiel »(17) (Le Corbeau), pacte avec le diable renvoyant à l’armistice de 1940 (Les visiteurs du soir, La main du diable – M. Tourneur – 1942)(18), valeurs pétainistes brocardées (Adieu Léonard – P. Prévert – 1943), flambée de patriotisme (Pontcarral, colonel d’Empire, La Symphonie fantastique) …
Bien entendu, il fallut attendre la Libération pour que ces supposés éléments de subversion soient mis en évidence. C’est d’ailleurs dans cet intervalle historique que réside le décalage entre réalisme et réalité. Mais pour les Français qui assimilaient ces bouffées de dissidence (surtout) au niveau subliminal, le message d’espoir et de liberté était tout de même passé sous couvert de féerie ou de polar à la barbe de Vichy et de l’occupant.
Le réalisme noir de Clouzot
Les films d’Henri-Georges Clouzot sont peut-être les plus intéressants des années d’Occupation. Tant comme scénariste (Le dernier des six – G. Lacombe - 1941) que comme réalisateur, Clouzot est rapidement parvenu à installer un univers personnel dans ses films, marqué par une vision profondément pessimiste de l’humanité et une volonté affirmée de dénoncer ses vices parce qu’ « il est bien plus facile de faire un film sur le mal que sur le bien »(19). C’est déjà perceptible dans Le dernier des six, whodunit adapté de l’auteur belge S.A. Steeman présentant un beau panel de « types », mais c’est dans Les inconnus dans la maison, réalisé par H. Decoin en 1942, que le talent et l’obsession de Clouzot pour les noirs replis de l’âme humaine(20) explosent à l’écran. Auteur du scénario, Clouzot adapte ici le roman d’un auteur qu’il admire, G. Simenon, qui raconte comment un avocat ayant sombré dans l’alcool sort de sa léthargie, suite au meurtre d’un homme sous son propre toit, pour défendre le supposé assassin, fiancé de sa fille, et démasquer le vrai lors d’une mémorable plaidoirie finale. L’atmosphère est en place dès les premières images, crépusculaire, sinistre, appuyée par la voix off de Pierre Fresnay qui légende le film en évitant la multiplication des plans de coupe (descriptifs). C’est à la fois très caractéristique de Clouzot (préfiguration de l’étouffante ville du Corbeau) et de l’état d’esprit assombri de Decoin par rapport au contexte de l’Occupation(21). Quant à l’histoire, elle tient du polar (meurtre, enquête, suspects, procès à rebondissements) et de l’étude de mœurs corrosive naviguant entre conformisme et anticonformisme. Si le (anti) héros a l’alcoolisme scandaleux, si les jeunes sont immoraux et vaguement zazous, et les parents démissionnaires, friands de ragots, le tout saupoudré de dialogues d’un cynisme réjouissant(22), l’étalage des turpitudes bourgeoises de la IIIe République et du cinéma d’avant-guerre est surtout prétexte à leur véhémente remise en question dans la plaidoirie cathartique de Maître Loursat, plus juge qu’avocat, – il se sauve en sauvant l’innocent et condamnant le coupable - qui fait le procès d’une société plus fautive que l’assassin lui-même et qui est un concentré de valeurs pétainistes sur le rôle capital de la famille et de l’encadrement social de l’enfant(23). L’acteur très expressif qu’était Raimu y donne d’ailleurs toute sa mesure mais c’est seulement le point culminant d’un film qui repose tout entier sur ses épaules. Il est quasi de tous les plans, toujours cadré serré, faisant évoluer son corps, sa voix et son allure parallèlement à son personnage : de mou, lent et au débit pâteux, il se redresse, son pas devient ferme et sa voix claire. Évidemment, cette domination de Raimu déséquilibre le film au point que les autres protagonistes paraissent falots, peu construits sur le plan psychologique et réduits au statut de faire-valoir. Mais comme Raimu est la star sur laquelle on compte pour attirer les foules, cela n’a guère d’importance, d’autant plus que la cohérence a déjà été sacrifiée dans le choix, imposé par un contrat antérieur à la guerre, d’un acteur à l’accent méridional prononcé, en porte-à-faux avec une famille (sœur, fille) et des concitoyens qui, eux, parlent « pointu ».
Clouzot affirme son style dans son film suivant, L’assassin habite au 21, comme en attestent la peinture au vitriol des personnages et le parti-pris visuel expressionniste. Auteur du scénario, avec Steeman dont il adapte une deuxième fois un roman, Clouzot réalise aussi ce film dans la foulée du Dernier des six pour profiter de son succès. C’est davantage à une réécriture qu’on assiste ici puisque l’action a été déplacée de Londres à Paris (rappelons que les Allemands avaient interdit toute allusion à l’Angleterre et aux États-Unis dans les films français), que Mr. Smith est devenu M. Durand et que Wens y mène à nouveau l’enquête avec Mila Malou - alors qu’il est absent du roman et que Mila est une création de Clouzot pour sa compagne de l’époque, Suzy Delair. En conséquence, l’atmosphère brumeuse et insolite de la capitale anglaise fait place à une merveilleuse comédie camouflée en polar, où sont tirées toutes les ficelles du vaudeville : couple hollywoodien Wens-Mila qui est le principal ressort comique, déguisements (Wens en pasteur, Lallah Poor en fakir), mensonges, scènes, cris, quiproquos et surtout, humour (noir) permanent et jubilatoire dans les dialogues, souvent à double sens. Avec un flegme pince-sans-rire et un glamour so (malgré tout) british, Pierre Fresnay campe un inspecteur de police atypique qui tient plus du « privé » que du flic traditionnel, et son arrivée aux Mimosas, la pension de famille où M. Durand, l’assassin aux cartes de visite, se cache, cristallise brusquement toutes les rancœurs des pensionnaires, tous plus chargés, inquiétants et loufoques les uns que les autres – valet siffleur, tenancière fumeuse de pipe, vieille fille écrivain, marionnettiste, boxeur aveugle, etc. Rapidement, la psychose s’empare de tous et le film vire au huis-clos pesant où l’on s’épie et s’accuse sans cesse. Mystère, délation, faux indices, vrais-faux coupables et chausse-trappes, tout est sous le signe du polar décalé, où Clouzot recalibre les codes du film policier en fonction de ses désillusions par rapport à la nature humaine - moralité aléatoire, cruauté, peu d’espoir - mais en conservant ce qui en est le fondement : le suspense. L’action procède donc par rebondissements successifs, multipliant les indications « anodines » – la chanson de Mila « Je sais que tu mens » –, les masques – qui est Kid Robert ? Linz a-t-il réellement été aux colonies ? - et les retournements de situation - chacun des meurtriers « couvre » les deux autres. Et si la réalisation, dont le montage est bien serré, pèche par des aspects schématiques de théâtre filmé, le jeu brillant des acteurs – Fresnay impérial, Delair exhubérante, Roquevert bien raide, Tissier presque fondant et Larquey subtilement veule –, les belles trouvailles visuelles (chapeau de Wens sur lequel ses mains se contractent, marionnettes sans visage de M. Durand…) et le climat d’impitoyable satire sociale forcent l’admiration. De plus, au vu des éclairages violemment contrastés, du décor urbain pluvieux et de l’emploi intelligent de la caméra subjective pour le tueur (tout est déjà dans le plan-séquence du début), on peut considérer Clouzot comme l’un des précurseurs du film noir américain qui envahira les écrans français après la guerre.
Les « contes et légendes des années sombres »(24)
Le cinéma fantastique a fleuri de manière symptomatique en France lors de l’Occupation, époque de censure où il y avait une nécessité politique à transposer le thème d’un film dans un passé légendaire ou, du moins, à le déconnecter du réel au niveau du référent. Des œuvres comme La fiancée des ténèbres (S. de Poligny – 1944), La main du diable ou La nuit fantastique (M. L’Herbier – 1941) sont apparemment des échappatoires vers le rêve très éloignées du contexte de la guerre. C’est à ce courant qu’appartient Les Visiteurs du soir de Marcel Carné (1942)(25). Dans son livre de souvenirs(26), le réalisateur affirme avoir toujours été attiré par le merveilleux et s’être tourné vers un Moyen Âge de fantaisie, inspiré de l’imagerie médiévale(27), pour avoir toute liberté d’action et de création, bien que la thématique de l’amour contrarié par le monde extérieur et la fatalité ait déjà été au cœur de plusieurs de ses films (Le jour se lève, Quai des brumes…). Or donc, le diable envoie ses créatures (Gilles et Dominique) dans le château du baron Hughes, qui fête les fiançailles de sa fille Anne avec le chevalier Renaud, pour y semer désordre et désespoir. Et le film de dérouler ses vastes tableaux, hypnotiques de lenteur et de statisme (voulus), dans un décor alternant les extérieurs ensoleillés de la Provence (oliveraie, pierrier) et les oppressantes scènes de studio, générant à chaque plan une magie d’autant plus puissante qu’elle est suggérée par des effets spéciaux sobres et peu nombreux – surimpression eau/duel, ralenti et arrêt du bal, artifices de montage (ubiquité du diable, serpents, ours, etc.). Avec leur musique et leurs chansons éthérées, les deux intrus que sont Gilles et Dominique déstabilisent un monde à l’ordre patriarcal et sclérosé, enfermé dans le passé à l’image de l’hortus conclusus médiéval, et bouleversent les rapports humains, notamment par leur flou identitaire, Gilles/A. Cuny féminisé mais ardent et Dominique/Arletty, androgyne et énigmatique, précipitant l’action et amenant la chute finale – Renaud meurt, le baron abandonne tout pour suivre Dominique, Gilles et Anne sont changés en pierre(28), le diable lui-même est mis en échec par l’amour. Car Les Visiteurs du soir est avant tout un ensorcelant poème d’amour, amour pur (Anne/Gilles), amour trouble (Dominique/Renaud, Dominique/Hughes), jalonné de symboles et de renvois allégoriques à la dualité bien/mal – scène du bal qui débouche sur deux issues différentes, collier/bague comme lien visible, eau, source de vie, nains personnifiant des forces abstraites négatives, bourreau. Mais c’est aussi une apologie de la liberté, de la liberté de choisir son amour et de l’amour comme expression de la liberté qui, en tant que métaphore d’évasion soulignée par l’antagonisme entre les univers – jardins/château-prison -, fait directement écho au contexte socio-politique, ainsi que les personnages : le diable – emphatique et superbe Jules Berry – est l’incarnation de l’occupant contre lequel on lutte avec tous les moyens possibles, y compris le mensonge, Renaud et Hughes sont des êtres du passé, aux valeurs et aux critères de séduction surannés (IIIe République), qui ne s’adaptent pas au changement (la guerre), Gilles est celui qui insuffle l’esprit de résistance et Anne – lumineuse Marie Déa -, la figure résistante, instrument de rédemption, revendiquant son droit à aimer et à être libre, comme la France occupée(29).
L’Éternel retour de Jean Delannoy (1943) s’inscrit dans la même veine fabuleuse que Les Visiteurs du soir, à ceci près qu’il renferme beaucoup moins d’allusions à la réalité traumatique de l’époque. Cependant, la modernisation en « contemporain vague » (voiture, canot à moteur, vêtements) qu’accomplit Jean Cocteau, scénariste, sur le mythe de Tristan et Iseult, qui l’a toujours fasciné, se justifie quand même par le contexte de la guerre : un film en costumes était impayable pour tous ceux qui ne travaillaient pas pour la Continental(30). La succession brutale des décors – mer, montagne, château, jardin, garage… - s’explique également par un tournage chaotique en raison de nombreux aller-retour (studios de Paris, Haute Savoie, Massif central) et différentes interdictions des Allemands – par exemple, à défaut de côte atlantique accaparée par l’occupant, les scènes de mer furent tournées au lac Léman ! Au-delà de l’actualisation – et des pulls jacquard du héros qui furent très admirés –, Cocteau conserve la trame du mythe celte et certains protagonistes (dont le « roi » Marc), ainsi que la lourde fatalité qui conduit les héros d’abord à l’amour, puis à la mort. Comme Anne dans Les Visiteurs du soir, Nathalie/Iseult la blonde (Madeleine Sologne) est l’amoureuse tragique, à la fois sauvée (ici du Morholt par Patrice/Tristan – Jean Marais) et condamnée par l’amour, mais elle est une figure passive, déresponsabilisée par le philtre magique (Patrice aussi), qui ne lutte pas alors qu’Anne choisit et revendique. Dans cette histoire très codifiée, Cocteau introduit des personnages secondaires par qui le mal arrive, la tante (Yvonne De Bray, truculente et très Enfants terribles), Nathalie/Iseult aux blanches mains (Junie Astor, vamp) et surtout Achille, nain cousin de Patrice (Piéral, glaçant) qui apparaît comme son mauvais génie, voire l’instrument du diable – il verse le philtre, pousse Marc à surprendre Patrice et Nathalie dans la chambre, tire sur Patrice. À l’opposé, le chien est le bon génie qui veille sur le couple et est témoin de leur amour. Si le romantisme est manifeste dans L’Éternel retour, il est du genre mélancolique, d’une morbidité perceptible surtout chez Madeleine Sologne avec « sa chevelure de noyée »(31), qui n’est sans doute pas étrangère au climat de peur et d’oppression des années de guerre. De plus, le symbolisme est très appuyé tant au niveau des « couleurs » - la subtilité des jeux de noirs et blancs est telle qu’on peut parler de couleurs ici – que des éléments de décor et des costumes : la blondeur des héros souligne la pureté de leur amour et leur communauté d’âme(32), l’alternance de vêtements clairs (e.a. fluides pour Nathalie, collants pour Patrice) et sombres selon la tonalité de la scène et les contrastes entre personnages, l’eau (la fontaine source de vie des Visiteurs du soir mais aussi la mer, image de liberté), le château sombre et massif comme une prison que l’on doit fuir pour vivre son amour, etc. D’ailleurs, et c’est la preuve que la personnalité de Cocteau a pris le pas sur celle du réalisateur, l’ensemble est intensément pictural – natures-mortes, perspectives compliquées, décors très soignés –, sans compter que c’est une véritable déclaration d’amour à Jean Marais, dont le physique michelangélesque (et non pas aryen comme on a pu le dire) est sublimé dans toutes les scènes – gros plan en sfumato, profil de médaille, corps héroïque suivi dans tous ses mouvements. Par son esthétique stylisée, à mi-chemin entre l’académisme et le réalisme poétique, nourrie de la statuaire et des mythologies antiques autant que des contes de fées (scène de l’arrivée au château sur le cheval, montée de Patrice dans la chambre de la « princesse »), L’Éternel retour annonce le chef-d’œuvre onirique de Cocteau que sera La Belle et la Bête (1946).
L’enchantement de la parenthèse
Chaque époque produit son lot de films plus ou moins intéressants selon ses particularités historiques – économiques, politiques, sociales. Ainsi, le Nouvel Hollywood consacra l’avènement d’une génération de cinéastes plus indépendants, dont les réflexions attestaient la faillite du rêve américain. La spécificité de l’Occupation, c’est le joug subi par les Français sur leur propre sol qui a, durant quatre ans, conditionné leurs actes, si pas leurs pensées. Et pendant cette période, l’enjeu prioritaire fut, pour la majorité d’entre eux, de vivre le plus normalement possible en espérant des lendemains meilleurs. Pour les réalisateurs, soumis à nombre de difficultés et contraintes, l’enjeu fut identique – tourner comme avant –, additionné de la volonté manifeste de donner aux Français la possibilité d’oublier (un peu) la guerre via un cinéma (essentiellement) de pur divertissement. Non seulement, chacun y trouva presque son compte mais, en raison du contrôle allemand et de l’absence de concurrence, la période fut à l’origine d’une professionnalisation – cadre de travail structuré et sécurité d’emploi – et d’une réforme du cinéma français qui perdura jusqu’à la Nouvelle Vague, tant l’impact (et la qualité des films) en fut fort. Depuis, l’Occupation a servi de cadre et/ou de thème à quantité d’œuvres et chefs-d’œuvre cinématographiques, suscitant interrogations et mises en perspective critique, comme seul peut le faire un véritable enjeu historique.
Notes