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Les ouvriers en révolte dans Chers Camarades !
Critique

« Chers Camarades ! » d'Andreï Kontchalovski : Il faut sauver le cinéma soviétique

Marius Jouanny
Pour son vingt-troisième long-métrage, Andreï Kontchalovski se retourne vers l’époque de sa jeunesse, l’URSS des années 60, en réalisant un projet qu’il cogite depuis 25 ans. Relatant le massacre des ouvriers de Novotcherkassk perpétré en juin 1962 par le KGB et passé sous silence pendant 30 ans, Chers Camarades ! n’est pas seulement un récit dénonciateur des crimes du régime soviétique. Kontchalovski en profite pour rallumer la flamme du cinéma soviétique à son meilleur.
Marius Jouanny

« Chers Camarades ! », un film d'Andreï Kontchalovski (2020)

Chers Camarades ! s’ouvre sur un générique en noir et blanc, dont la typographie et le ratio d’image 1:33 lui confèrent immédiatement un cachet anachronique. De prime abord, seule la mention « inspiré de faits réels » vient rappeler qu’il ne s’agit pas d’un film d’après-guerre. Cette mention, le spectateur la voit apparaître habituellement au début des biopics américains dont le rythme de sortie a quelque peu baissé depuis le début de la crise sanitaire. Profitant de l’accalmie, Andreï Kontchalovski en réalise un contre-modèle. Il s’empare des faits historiques sans dresser ni tableau édifiant, ni leçon d’histoire. Il s’attelle plutôt, comme le cinéma soviétique en son temps, à dialectiser l’individu et le collectif, le Parti et l’Histoire, dans un vieux chaudron dont la tambouille promet une tout autre consistance que la machine hollywoodienne.

« Ô, ma terre natale est un vaste pays
De fleuves, de champs, de forêts superbes et libres
Je ne sais aucun autre pays
Où l'homme puisse respirer un air plus libre
 ».

Tirée de la célèbre comédie musicale Le Printemps (1947) de Grigori Aleksandrov, cette chanson patriotique revient tout au long du film, comme pour rappeler Lioudmila à sa ferveur socialiste mise à mal. Cette dernière ne comprend plus les décisions de ses supérieurs, qui rationnent le peuple et baissent les salaires des ouvriers. Stalinienne jusqu’au bout des ongles depuis qu’elle a servi dans l’Armée rouge durant la Seconde Guerre Mondiale, elle se refuse à cautionner la révolte ouvrière qui éclate contre le régime. Adoptant le point de vue de ce personnage pétri de contradictions, Chers Camarades ! y projette tout le tragique de la situation. Sans l’ériger en héroïne ou en martyr, Kontchalovski la considère en sujet politique, tiraillée entre l’idéal communiste et sa mise en pratique froide et mortifère par ceux en qui elle croyait.

Abolissant les frontières entre l’intime et le politique, le cinéaste filme la vie familiale de Lioudmila comme un lieu d’affrontement idéologique : tandis que sa fille unique conteste la ligne du Parti avec ses camarades du lycée, son père revête l’uniforme de l’armée tsariste dans un élan de folie nostalgique. Ce jeu de rôle sur fond de conflit générationnel permet d’abord de considérer la diversité des opinions de la société russe de l’époque. Surtout, il catalyse le basculement dramatique du récit lorsque la fille de Lioudmila part manifester auprès des ouvriers contre l’avis de sa mère, se retrouvant au milieu de la fusillade qui fit 26 morts.

Un combat dans la rue entre révolutionnaires dans Chers Camarades !
© Visuel fourni par Cherry Pickers Distribution

Sobre et empathique durant les scènes familiales, la mise en scène se révèle éclatante lorsqu’elle se porte à une échelle plus collective. Les scènes de manifestations reprennent l’imagerie typique du cinéma soviétique pour la retourner contre le régime dont il propageait les idées : il ne s’agit plus des marins du cuirassé Potemkine persécutés par les soldats tsaristes, mais d’ouvriers brandissant des portraits de Lénine mis en joue par l’Armée rouge. Si Andreï Kontchalovski condamne donc le régime soviétique et sa volonté de puissance, il sauve son cinéma dans le même geste. Plus qu’un hommage nostalgique, il s’agit d’une réhabilitation intégrale. En reprenant la mise en scène et la vision politisée du monde social construites par le cinéma soviétique, le cinéaste démontre sa pertinence intemporelle.

En tant qu’art critique, que Jacques Rancière définit par l’objectif de « donner conscience des mécanismes de la domination pour changer le spectateur en acteur conscient de la transformation du monde »(1), le cinéma soviétique a en effet bien des qualités à faire valoir. En filmant des groupes sociaux plutôt qu’une somme d’individus, des confrontations d’idées plutôt que des conflits interpersonnels, il propose une méthode de narration cinématographique bien plus affutée pour mettre en scène un personnage en prise avec des événements historiques. Là où, exemple entre mille, un film comme Dalton Trumbo (2015) dépolitise les faits passés en les racontant à travers une trajectoire individuelle édifiante transmettant l’idéologie libérale du mérite, Chers Camarades ! filme le massacre de Novotcherkassk comme un événement pleinement politique. Ce dernier cristallise la crise de conviction de Lioudmila, dont la trajectoire narrative n’est pas celle de la réussite individuelle mais celle de l’émancipation.

Remarquons enfin qu’une telle position cinématographique, en rejetant le spectaculaire et la simplification historique, ne se coupe pas pour autant de toute forme d’émotion. Bien au contraire, le cinéma soviétique se révèle chargé d’un sens du drame et parfois même d’un lyrisme que la dernière scène de Chers Camarades ! illustre à la perfection. Les retrouvailles touchantes et inattendues entre Lioudmila et sa fille peuvent faire écho à l’émotion de Veronika, cherchant en vain son mari parmi les soldats de retour du front en clôture du film de Mikhaïl Kalatozov Quand passent les cigognes (1958). Tandis que l’une puise sa joie dans le retour de l’être aimé, l’autre se laisse consoler par l’enthousiasme collectif de la foule célébrant la fin de la guerre. Ces deux conclusions douces-amères, malgré leurs représentations divergentes du régime soviétique, laissent entrevoir un même espoir fondé sur une foi indéfectible en l’humanité. Car si Chers Camarades ! ne permet plus de croire en l’avenir du communisme en URSS, le nouveau souffle de vie qui anime Lioudmila dans les derniers instants du film synthétise l’élan humaniste du cinéma soviétique, qui n’a décidément pas dit son dernier mot.


Chers Camarades ! a été découvert en avant-première durant l’édition 2021 du Festival international du film de La Rochelle.

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