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Chronique

D'un humaniste à un autre, d'un exilé à un ange

Sébastien Barbion
De la vulnérabilité politique de l'exilé à l'innocence de l'ange blond, et retour. Analyse du montage de deux images — "Sorry for Brussels" et "It's not your fault" — publiées suite aux attentats de Bruxelles le 22 mars 2016.
Sébastien Barbion

De la vulnérabilité politique de l’exilé à l’innocence de l’ange blond, et retour

1 Une photographie, prise par un reporter de l'AFP, Fedja Grulovic, dans ce qu'on appelle "camp de réfugiés" (près de Idomeni, à la frontière de la Grèce et de la Macédoine), a agité les "réseaux sociaux". Un jeune exilé y brandit une pancarte sur laquelle est écrit : « Sorry for Brussels ». Des larmes de sang coulent le long des lettres S et L, formant une mare de sang. Le jeune garçon est blessé, à l’esprit et au corps : il porte la tête basse et un bandage sur le bras gauche. Il a le regard grave. On ne sait si c’est de tout ce que ses yeux ont vu depuis le début de l’exil — quand son pays est entré en guerre ? quand des milices armées ont littéralement détruit des proches ? quand la faim, le froid, la fatigue ont fini de l’épuiser ? —, ou de la nouvelle des attentats survenus à Bruxelles, le funeste 22 mars 2016, ou des deux à la fois. Toujours est-il que, malgré les souffrances qu’il supporte déjà, le jeune exilé semble encore pouvoir porter celles de Bruxelles — à bout de bras : « Sorry for Brussels ».

Bien que la signification de la photographie paraissait peu ambigüe — solidarité de destin des exilés avec les victimes du terrorisme, désolidarisation des exilés et du terrorisme islamiste —, signification qui était encore soulignée par la légende-témoignage apportée par les exilés du camp d'Idomeni, certaines interprétations rappellent qu'une image ne s'épuise jamais dans l'évidence. Certes, les lectures crapuleuses qui ont reçu le "sorry" comme une « excuse », présentée au nom des actes commis par des hordes de peuples barbares, tiennent du biais interprétatif nauséabond de l'extrémiste. Mais l'honnête homme, bienpensant, a lui aussi voulu innocenter le jeune exilé de ce qu’il convenait alors d’appeler « faute ».

Ce second type de lecture (on nous permettra de passer sur l’imbécilité des premières) est confirmé par un montage de la photographie de l’exilé avec la photographie d’un très jeune garçon. Véritable image de l’innocence, en politique comme en tout, un petit ange à la blonde chevelure y est transformé en porte-parole de la ville de Bruxelles. On entend presque sa voix surnaturelle prononcer les mots écrits sur la pancarte : « Brussels says : ‘We’re ok ! It’s not your fault !’ » Derrière le regard de l’ange, nous peinons à lire quoi que ce soit. Nous avons le sentiment qu’il n’a rien à voir avec tout ça, qu’il n’y entend heureusement rien. Ses yeux et oreilles auront bien assez tôt leur lot d’horreur à voir et entendre, quand il sera chassé du paradis, tombé dans le temps, sur terre, déchu.

Aujourd’hui, il peut encore brandir innocemment une pancarte qui nous rassure probablement plus qu’elle ne rassure le jeune exilé. Au rouge sang, que ne connait que trop bien le jeune exilé, se substitue le rouge des cœurs, ceux qui volètent ça et là sur la pancarte, sous le sourire de l’ange. Des cœurs qui sont tout juste des dessins, rien que dessins, des petits signes de l'amour, comme lorsqu'on dessine des petits cœurs à papa et maman, ou plus tard aux premières amoureuses, des cœurs qui n'ont rien de matériel, des cœurs qui ne peuvent s'arrêter de battre, des cœurs idéologiques qui espèrent tant soigner que faire taire tous les maux du monde. L’image est belle, l'Humanité sauve.

Est-ce bien tout ? Si l'enfant de la photographie est innocent, le message qu’on lui fait porter ne l’est pas. Cette réponse, largement partagée, elle aussi, sur les "réseaux sociaux", suggère que le jeune exilé demande le pardon pour une faute dont l’occidental, dans son innocence angélique et sa clémence bienpensante, annule toute responsabilité. Que ce jeune exilé et, par métonymie, les victimes en exil, n’aient la responsabilité d’aucune « faute » quant à ce qui vient de se produire à Bruxelles tient de l’évidence. Ce qui est moins évident, c’est de répondre au « Sorry » de l’exilé par le langage de la faute. Pour ce faire, il fallait d'abord lire la photographie du jeune exilé comme une excuse, personnelle ou au nom des peuples exilés qu’il représente, pour les actes terroristes commis à Bruxelles. Il fallait donc déjà lier les représentations des peuples exilés aux représentations du terrorisme.

Certes, on objectera que les intentions qui dirigent le montage de ces deux photographies visent précisément la production d'un effet inverse sur les consciences. À savoir, réfuter les amalgames nauséabonds que certains partis politiques des grandes démocraties occidentales, et certaines voix de l'opinion publique, ne se sont pas privés de colporter. Mais nous ne pouvons pour autant nous empêcher de ressentir une gêne devant les réponses que suscite la photographie du jeune exilé. En effet, personne n’aurait produit cette réponse angélique — l'ange qui lève toute culpabilité au nom de l'innocence, celle des peuples exilés, celle des enfants de manière générale — si l’enfant qui brandissait la pancarte « Sorry for Brussels » avait physiquement présenté les signes extérieurs d’une quelconque inscription occidentale : un "blanc" que l'on aurait pu localiser dans une quelconque région pacifiée du monde. Utiliser le langage de la faute pour répondre à un « sorry » nous laisse donc deviner que le montage de ces deux images n'a probablement rien d'innocent, aussi belles ou bonnes furent les intentions de ceux qui l'ont construit.

D’un enfant à l’autre, d’un regard à l’autre, ce sont bien des lectures du monde antinomiques qui s’ouvrent derrière ces deux photographies. De la même manière que la conscience politique de l’enfant qui traverse la guerre n’est pas celle de l’enfant qui ne connait d’autre guerre que celles de la nourriture à avaler, le rouge sang que dessine le jeune exilé ne fait pas partie de la même histoire que celle des cœurs idéologiques de l'ange blond. Les deux photographies qui soutiennent ces regards et consciences ne peuvent donc faire partie de la même histoire. L’image de l’ange blond fait passer pour vrai un faux-raccord (le langage de l'idéologie qui dissimule, et se dissimule, la vulnérabilité), le bandage-signe du jeune exilé creuse la différence entre les deux images (le rouge-sang de la vulnérabilité qui réclame une autre réponse que les cœurs de l'idéologie). Le jeune exilé contredit — dans sa chair — la lecture d’un peuple évoluant dans un pays en paix, répétée par nombre d'occidentaux qui se rassurent avec l’innocence de l’ange.

Montage de photographies prises suite aux attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, l'une de l'AFP Fedja Grulovic, l'autre d'un photographe amateur de Bruxelles

2 C'est pourquoi une autre lecture, politique et non plus morale, du point-de-vue de la souffrance de l’exilé et non plus de l’innocence de l’ange, doit être pensée. Pour que le raccord des deux photographies soit juste, il faut laisser le primat à la photographie du jeune exilé. La réponse non-angélique devient alors : "We're sorry too".

En effet, « Sorry for Brussels » ne devait pas signifier « Je te présente mes excuses pour ce qui est arrivé à Bruxelles », au sens où la personne produisant l'énoncé aurait causé du tort. En d'autres termes, « Sorry » ne devait pas être codé dans le langage de la faute qu’il faut se faire pardonner. C’est d'abord le langage des condoléances qui se fait entendre sous les mots portés par le jeune exilé : « Sorry for your loss ». Les larmes de sang qui coulent sur sa pancarte nous mettent sur ce chemin : il pleure avec nous, des larmes de sang tombées de ce regard qui a tout vu, tout.

Mais s'il s'agit bien d'un geste politique, ce n'est pas seulement en tant que "présentation de condoléances". Nous sommes aujourd'hui coutumiers — ce dont nous ne pouvons que nous désoler — de ces condoléances identitaires. Celles-ci, comme premières réponses publiques et populaires aux attentats terroristes, ne servent généralement qu'à rassurer les peuples sur ce qu'ils seraient. D'un pays à l'autre, d'un individu à l'autre, ces condoléances ne sont que les tentatives idéologiques de continuer ce que nous aurions toujours été. En effet, pour panser les plaies du terrorisme, vaille que vaille, certains ont voulu s’acheter une identité nationale chez l’antiquaire du coin. Un ancien combattant y vend les symboles d'un passé douteux : quand la France s'enivre d'une marseillaise martiale comme jamais, quand Tintin devient le symbole de la tolérance et de l'humanisme. D’autres, plus inoffensifs ceux-là, sont parvenus à se faire croire que « boire un coup » ou « manger une frite » était l’expression codée du contreterrorisme. D'autres encore, les plus malheureux, ont cru qu'il fallait se découvrir une identité nationale pour mieux rejeter ceux qui ne pouvaient plus en avoir aucune. Ces différentes figures de condoléances identitaires, bien que souvent légitimes comme thérapies de masse, agissent comme autant de paravents idéologiques qui cachent des réalités par trop désagréables à regarder et assumer. Elles dissimulent la vulnérabilité sous l'affirmation idéologique de l'identité. Elles voilent les rugosités et contradictions de nos sociétés au profit de l'image lisse de peuples unis contre une barbarie Une.

À l'inverse, rappelant la violence de tous les barbares — également ceux qui s'habillent avec le drapeau des Etats démocratiques —, les condoléances du jeune exilé ne peuvent précisément pas être des condoléances identitaires. En tant qu'exilé — autant dire en tant qu'humanité nue, lui qui pourrait être de Syrie ou de Libye (ces S et L qui saignent), ou d’ailleurs —, il ne présente pas les condoléances d'un Syrien, ou d'un Libyen, ou de n'importe quel peuple à un autre, ou de n'importe quel représentant de valeurs de l'humanité à un autre représentant de ces valeurs, mais d'un être souffrant à un autre. La communauté de lettres sur la pancarte du jeune exilé — ces S et L qui auraient pu dire "Libye" ou "Syrie, mon amour" — est devenue communauté de souffrance. Dans le sang et la douleur, les « S » et « L » de « Brussels » et de « Syrie » ou « Libye » unissent les peuples contre ce terrorisme qui détruit à peu près tout ce qui ressemble à la vie.

Avec une pancarte, le jeune exilé tente d'inscrire les peuples au sein d’une même histoire : celle qui se déploie sur le fond d'une vulnérabilité partagée. Si pour beaucoup, jusqu’à présent, la souffrance était toujours dans une autre histoire, ailleurs, là-bas, chez « ces gens » différents que l’on ne comprend pas, pour des affaires qui ne regardent pas l’innocence de l’ange, voici maintenant qu’elle entre de plain-pied dans notre citadelle. Nous ne sommes plus spectateurs de ceux qui jouaient jusqu’alors le rôle de l’homme souffrant, nous devenons acteurs de ces rôles que nous leur laissions bien volontiers. Si la vie et l’oubli reprennent presque toujours le dessus — tant que notre monde tient debout —, le sort de ce jeune exilé se sera au moins, pour une fois, inscrit dans la même histoire que celle de l’homme occidental.

L’écart abyssal entre le regard sombre de l’exilé et les yeux de l’ange blond rappelle toutefois que nous n’avons rien vu des mondes horribles, rien. Il ne tient qu’à un fil que nous ne renvoyions ces exilés hors de notre histoire — acteurs qui, à défaut d’avoir une scène sur laquelle jouer leur vie, récapitulent sur leurs corps toute la souffrance du monde. À rebours de l’ange blond qui dissimule l’acte politique sous l’innocence, écoutons le message d’un enfant de la terre brûlée. Il ne dit que ceci : « En tant que membres d’une même communauté de souffrance, aidons-nous, construisons une histoire commune qui, à rebours des terroristes anesthésiés — privés de toute empathie —, prenne soin de la vie. » Message d'un humaniste à un autre, d'un exilé à un ange.

Post-scriptum à deux images : le droit à l’image, le nom des sans-nom

1. Nous nous demandons si la publication de la photographie de l'enfant que nous avons appelé « ange blond » pourrait contrevenir à quelque « droit à l’image ». Que nous ne nous posions pas cette question pour la photographie du jeune exilé peut indiquer :

A. Que nous ne concevons pas, en tant que spectateur de la souffrance posée dans un « ailleurs » de non-droit, que le jeune exilé puisse avoir des droits. Et de fait, c’est le problème de celui qui n’est plus protégé par aucune nation, qui ne pourrait faire valoir ses droits qu’en tant que citoyen d’un pays de droit.

B. Qu’à la différence de « l’ange blond », nous estimons que le jeune exilé participe à la construction de l’image qu'il donne de lui-même, qu’il la livre volontairement au public.

Si l’on nous demandait de retirer la photographie de l’ange blond, largement diffusée sur les réseaux sociaux, on ne ferait que confirmer le faux-raccord construit par un certain regard occidental entre le jeune exilé et l’ange blond.

2. Comment appeler ces peuples qui n’ont plus ni pays, ni nom ? Le mot qui domine dans les discours est « migrant ». À rebours de la logique catastrophiste qui vaut pour compréhension-guérison du phénomène terroriste — manière de le rejeter hors de toute histoire, à la lisière de tout processus de construction rationnel —, ce sont les lois de la nature, de la physique ou le divertissement qui neutralisent la problématique affective et politique soulevée par ceux qui n’ont plus ni pays, ni nom. En effet, le terme de "migrant" suscite principalement trois types de représentations : les migrations naturelles des animaux migrateurs ; les migrations physiques de choses dans l’espace ; les migrations des vacanciers. Les plus pervers pourront encore faire valoir la définition du migrant comme « celui qui vient chercher un travail dans un autre pays que le sien, dans le but d’obtenir un avantage pécuniaire ».

Les peuples « sans-pays-sans-nom » ne sont pourtant ni des oiseaux migrateurs qui se déplacent d’instinct pour trouver un climat plus approprié, ni des choses qui se déplacent dans l’espace, ni des vacanciers, ni des individus qui se payent le luxe de partir à la recherche d’un meilleur emploi. La langue dominante ne pouvait certes parler d’"émigrant" ou d’"immigré", car il n’y avait plus de pays à partir duquel partir, aucun pays dans lequel arriver. Elle ne pouvait pas non plus parler de « réfugié », qu’il soit politique ou de guerre, car les sans-pays-sans-nom ne trouvent aucun « refuge ». Elle a choisi, judicieusement, ce terme inventé par les statisticiens qui, comme à leur habitude, conspirent à nous faire oublier les hommes.

Les peuples « sans-pays-sans-nom » ne sont pas des peuples « migrants ». S’il n’avait fallu se protéger de ceux qu'on y cache, nous aurions du les appeler « exilés ». Sous ce terme, se mêlent la contrainte du départ et le tourment que celui-ci provoque, se fait entendre la souffrance de l’homme qui fut jeté hors de ce qui fut, jadis, sa terre. La langue dominante dit « migrant » pour oublier la vulnérabilité des peuples qui souffrent. Ceux qui la parlent peuvent ainsi gérer (ou s’accommoder de) ce qui n’est plus que flux de matières à déplacer d’un point A à un point B dans l’espace, d’un no man’s land à un autre. C’est encore ce que nous rappelle la pancarte du jeune exilé. Celui qui la tient n’est pas un « migrant », mais un être vulnérable, sensible, compatissant, qui pleure des larmes de sang dans le même monde malheureux que nous — dans l’espoir d’une autre histoire qui, de cette co-vulnérabilité éprouvée, chanterait à nouveau le respect de la vie.