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Kyoko dans Antiporno
Esthétique

« Antiporno » de Sono Sion : Repenser le Roman Porno

Fabien Demangeot
En 2015, la société de production Nikkatsu propose à des réalisateurs reconnus de réaliser leur propre Roman Porno. Parmi ceux-là, Sono Sion a décidé de s'emparer de ce genre issu des années 70 et dans lequel transparaissait souvent un message politique fort, pour mieux en subvertir et mettre en évidence l'une des tares les plus évidentes, à savoir une misogynie latente voire exacerbée. Dans Antiporno, Sono Sion s'empare donc du Roman Porno pour travailler la question du genre et se sert de la mise en abyme pour mener à bien une réflexion sur le corps et la sexualité féminine.

« Antiporno », un film de Sono Sion (2016)

En 2015, la société de production Nikkatsu propose à des réalisateurs aussi reconnus que Hideo Nakata, Kazuya Shiraishi ou encore Isao Yukisada et Sono Sion (avec comme résultat, pour ce dernier, cet Antiporno) de tourner leur propre Roman Porno. Cette opération commerciale, qui porte le nom de Roman Porno Reboot Project, a pour but de faire revivre un genre qui, depuis la fin des années 80, était totalement tombé en désuétude(1). Le terme Roman porno est, au départ, une trouvaille marketing de la Nikkatsu qui décide de produire, à partir de 1971, ses propres pinku eiga(2). Ces films, à petits budgets, d'une durée de soixante-dix à quatre-vingts minutes étaient tournés et montés en une quinzaine de jours. Malgré leur faible coût et la cadence de leur production, les Roman Porno n’étaient pas que de simples films érotiques de série. Ils étaient souvent porteurs d'un message politique fort puisque l’on pouvait y traiter de lutte des classes, de marginalité, de pauvreté mais aussi de la place de la femme dans la société nipponne. En 1971, dans Nuits félines à Shinjuku, Noboru Tanaka racontait le destin croisé de trois marginaux à Shinjuku, le quartier rouge de Tokyo. Il mettait en scène un monde interlope peuplé de prostituées, de yakuzas et d'artistes underground. En 1973, dans Les Amants Mouillés, Tatsumi Kumashiro suivait, quant à lui, les errances d'un jeune projectionniste, en situation précaire, appelé à accepter toutes sortes de contrats. S’ils étaient obligés de tourner un minimum de huit scènes érotiques par film, les réalisateurs de Roman Porno étaient libres d’aborder les sujets de leur choix de la manière dont ils le souhaitaient. Pour eux, le Roman Porno était un espace servant à faire passer des idées et à critiquer la société contemporaine.

On a souvent reproché, et à juste titre, au cinéma érotique nippon de filmer des corps féminins suppliciés et abusés sexuellement lors de longues scènes à caractère sadomasochiste. Dans leur ouvrage Censorship in Japan, Heung-wah Wong et Hoi-yan Yau ont d'ailleurs insisté sur le caractère particulièrement misogyne des pinku eiga, ceux des studios Toei mais aussi ceux de la Nikkatsu, qui exposent principalement des scènes de viols et de brutalités sexuelles. Assez proches de ce que l'on peut rencontrer dans le cinéma plus ouvertement pornographique, le Roman Porno, et ce n'est pas là l'un des moindres de ses paradoxes, vise aussi, par certains aspects, l'émancipation de la femme. C’est cette idée que l’on retrouve notamment dans L'extase de la rose noire (1975) de Tatsumi Kumashiro et Angels Cuts : Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda. L'héroïne de L’extase de la rose noire est une jeune femme, en apparence prude, mariée à un vieil homme, qui décide d'assumer ses désirs sexuels en devenant actrice de films érotiques tandis que celle d'Angel Cuts : Red porno est une femme célibataire, vivant seule et occupant un poste important dans un grand magasin. Dans le pinku eiga, les femmes n'ont pas forcément besoin d'un homme pour s'accomplir. Elles revendiquent une certaine forme de liberté bien qu'elles soient souvent les victimes de pervers qui ne prennent du plaisir qu'en les réifiant. Même s’il est excessif de considérer le cinéma érotique nippon des années 60 à 80 comme féministe, on y trouve, bien avant le Antiporno(3) de Sono Sion, de véritables films d'auteurs qui jouent de l’inversion des rôles homme-femme pour mieux déconstruire les codes d'un genre extrêmement balisé.  C'est notamment le cas, en 1966, de Quand l'embryon part braconner de Koji Wakamatsu qui montre une femme, réduite littéralement au rang de chienne par son ravisseur, renverser progressivement les rôles de dominant et de dominé. Yuka, l’héroïne du film de Wakamatsu, voit dans son asservissement l'illustration de sa propre condition de femme dans la société. Lorsqu'elle se retrouve, après avoir tenté de fuir, à la merci de son tortionnaire, elle formule cette conclusion terrible : « Pourquoi fuir, au fond ? Ma situation d'esclave sexuelle n'est pas moins enviable finalement que celle d'esclave sociale à laquelle j'étais réduite en tant que vendeuse. » D'une manière encore plus puissamment métaphorique, Wakamatsu voit, dans le personnage de Yuka, la  métaphore du Vietnam agressé par l'impérialisme américain. Tourné en noir et blanc, Quand l'embryon part braconner distille un parfum de souffre. À travers le stéréotype pornographique de la femme soumise, il met en scène la déshumanisation d'un monde obsédé par l'argent et le profit. L'héroïne soumet son corps à son bourreau comme elle a vendu son âme à son employeur, le bourreau et l'employeur étant d'ailleurs, dans ce film, la même personne. Yuka est ici représentée comme un corps dépourvu d'identité, une anonyme perdue au milieu de millions d’autres anonymes. Bien que Quand l'embryon part braconner ne soit pas, à proprement parlé, un Roman Porno, il a sans doute inspiré à Sono Sion, près de cinquante ans après, son Antiporno. Les deux films, malgré des esthétiques très différentes, partagent une même vision de la condition féminine. Ils célèbrent aussi la possibilité pour la femme de renverser la doxa en jouissant notamment de son asservissement.

Dans Antiporno, la jeune Kyoko, incarnée par l'ex idol Ami Tomite, demande aux producteurs du Roman Porno, pour lequel elle passe une audition, de faire de son corps un corps pornographique. Selon elle, c’est le regard que l’homme porte sur le corps féminin qui le rend obscène. Ce court passage est symptomatique de toute l'entreprise de déconstruction de Sono Sion qui, tout en se pliant aux conventions du genre dans lequel il officie, ne cesse, dans un même mouvement, de les briser. En accompagnant les scènes à caractère sexuel d’un discours théorique sur l’hypersexualisation du corps féminin, le cinéaste vide le pinku eiga d’une part de sa dimension érotique. Il invite le spectateur à réfléchir aux mécanismes de la représentation pornographique et à son caractère profondément misogyne. Sono Sion, contrairement aux autres réalisateurs ayant accepté de tourner un film pour l’anniversaire du Roman Porno de la Nikkatsu, n’apprécie pas particulièrement ces séries roses teintées de sadomasochisme. Il leur préfère les films érotiques européens notamment le softcore suédois mais aussi le cinéma outrancier de Russ Meyer. Si Sono Sion a accepté de tourner un Roman Porno, c’est parce que la Nikkatsu lui a laissé la possibilité de faire tout ce qu’il voulait, sa seule contrainte étant de placer, dans son film, comme dans tout Roman Porno qui se respecte, une scène de sexe toutes les dix minutes. Cette obligation de filmer l’acte sexuel permet au cinéaste, d’une manière similaire à ce qu’il avait déja pu faire, en 2011, dans Guilty of Romance, de mettre à mal les stéréotypes de la pornographie hétérosexuelle classique(4). L’héroïne d’Antiporno est, en effet, partagée entre l'envie d’être considérée comme un objet sexuel par les hommes et par le dégoût que cela lui inspire. Cette ambivalence se retrouve d’ailleurs dans son discours, la jeune femme ne cessant de répéter qu’elle est à la fois une pucelle et une putain. Or si Kyoko semble excitée par ces contradictions, c’est avant tout parce qu’elle se présente comme une marionnette manipulée par des instances supérieures. Comme Mitsuko, l’adolescente de Tag (2015) qui découvre progressivement qu’elle est le personnage d’un jeu-vidéo destiné à un public essentiellement masculin(5), Kyoko cherche par tous les moyens à sortir du cadre du film dans lequel elle se trouve. Elle est un personnage de fiction qui veut quitter l’écran qui l’emprisonne. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’un des premiers plans du film soit celui d’un lézard enfermé à l’intérieur d’une bouteille, ce même lézard réapparaissant, à la fin du film, quand Kyoko, recouverte de peinture et glissant sur le sol, hurle qu’on la fasse sortir.

Mais, avant de briser le quatrième mur en mettant en scène le caractère illusoire de sa fiction, Sono Sion met en place une intrigue érotique des plus conventionnelles. Kyoko, une artiste et écrivaine populaire, humilie et maltraite Noriko, son assistante, qui se plie sans aucune résistance à tous ses caprices. Il s’en suit une succession de scènes érotiques au cours desquelles on peut voir Noriko lécher les jambes de Kyoko, être tenue en laisse et frappée à coups de ceintures. Dans le Roman Porno, les humiliations sexuelles sont filmées assez longuement. Dans Antiporno, cet érotisme pervers est perpétuellement annihilé, Kyoko ayant, à plusieurs reprises, envie de vomir alors qu’elle est en train d’avoir une relation sexuelle. Lorsque deux jeunes femmes, une journaliste et une photographe, accompagnées de leurs assistantes, viennent interviewer Kyoko, le film devient plus cru, exposant une sexualité lesbienne pour le moins grotesque. Vêtues de manière outrancière, ces personnages féminins, qui incarnent parfaitement l’idée de superficialité propre au milieu de la mode, se fondent dans des décors chatoyants qui évoquent autant le Pop Art que le cinéma d’Almodóvar. Ce mauvais goût revendiqué est renforcé par l’obscénité de ce que Sono Sion met en scène à cet instant, c’est-à-dire la domination sexuelle de Kyoko et de ses acolytes sur Noriko. Noriko se coupera et donnera son sang à Kyoko avant de se faire violer par l’une des assistantes dotée d’un gode ceinture. Durant le viol de Noriko, Kyoko poursuivra son interview, expliquant qu’elle n’est capable d’écrire son œuvre qu’après avoir peint ses personnages. Le viol, brièvement exposé, laisse progressivement place à une réflexion sur l’art et la création qui fait apparaitre Kyoko comme la porte-parole de Sono Sion. Le spectateur finit donc rapidement par oublier la scène érotique, reléguée hors-champ, pour se concentrer sur les paroles d’un personnage offusqué par les conditions de vie de la femme japonaise. Non sans ironie, l’utilisation d’un phallus artificiel vient annuler ici toute tentative de discours féministe. En prenant symboliquement la place de l’homme, Kyoko n’appelle pas tant à l’émancipation de la femme qu’à sa masculinisation. Prisonnière de représentations genrées stéréotypées, la jeune femme, en devenant la dominatrice d’une autre femme, et non d’un homme, incarne l’archétype de la lesbienne dominatrice que l’on retrouve dans de nombreux sous-genres du cinéma d’exploitation(6).

De manière assez habile, Sono Sion passe du film érotique au pamphlet avant de glisser subrepticement dans les eaux troubles du métacinéma. En effet, après presque une demi-heure de scènes d’humiliations entrecoupées de réflexions sur l’art et la condition des femmes, le spectateur découvre que le film qu’il est en train de regarder appartient à un autre niveau de la narration. En effet, Kyoko et Noriko sont sur un plateau de cinéma, en train de tourner les scènes du film qui vient d’être projeté. L’artiste populaire et son assistante se trouvent être les personnages d’un Roman Porno exclusivement dirigé par des hommes. Les rapports de force s’inversent alors puisque, dans cette nouvelle réalité diégétique, c’est Kyoko, la jeune actrice novice, qui subit les humiliations et les brimades de Noriko. Sous le regard des techniciens, Kyoko sera même contrainte de lécher les jambes de Noriko dans ce qui apparaît comme une reprise de l’une des scènes du film précédemment tournée. Antiporno se présente, dès lors, comme une succession de scènes reprises et modifiées. Ainsi lorsque le réalisateur du film dans lequel tourne Kyoko commence à abuser d’elle, celle-ci se met à avoir fortement envie de vomir. Une fois de plus, la scène d’agression sexuelle, qui a rendu le genre du Roman Porno si populaire à son époque, est annulée. Le viol, rapidement interrompu, a laissé place à un plan serré montrant Kyoko cracher dans la cuvette des toilettes. Il est évident que Sono Sion cherche à frustrer ses spectateurs en leur proposant une série ininterrompue de séquences faussement érotiques. En cela, son travail de déconstruction du genre rappelle le cinéma d’Alain Robbe-Grillet qui, en 1974, avec Glissements progressifs du plaisir, détournait habilement les codes de la série rose en filmant de jeunes actrices entièrement nues dans des postures pour le moins suggestives sans jamais, pour autant, montrer de relations sexuelles à l’écran(7). Il ne fait nul doute que le cinéma autoréflexif des années 60-70 de Robbe-Grillet, Godard ou encore Resnais a influencé Sono Sion même si, dans sa manière de filmer une actrice incapable de faire la distinction entre le réel et la fiction dans laquelle elle tourne, le réalisateur d’Antiporno semble faire référence à Inland Empire(8) de David Lynch. Toutes ces allusions cinématographiques pourraient amenuir le propos résolument féministe de Antiporno. Or, c’est la mise en abyme qui lui permet, au contraire, de mener à bien sa réflexion sur le corps et la sexualité féminine.

Kyoko et son assistante Noriko dans Antiporno
© One Filmverleih

Si Kyoko veut à tout prix tourner dans un Roman Porno, c’est parce qu’elle n’accepte plus l’hypocrisie de ses parents qui jugent toute représentation sexuelle indécente mais ne s’interdisent pas de faire l’amour bruyamment alors même qu’elle et sa sœur se trouvent tout près d’eux. La sexualité dévorante des parents est ici contaminante. Obsédée par la vision de sa belle-mère en train de prodiguer une fellation à son père, Kyoko cherchera, par tous les moyens, à perdre sa virginité. Après avoir tenté d’abuser de son propre père, la jeune fille demandera à un garçon, rencontré dans la rue, de la dépuceler. Au départ timide, celui-ci prendra rapidement les traits d’un agresseur en violant Kyoko au cœur même de la forêt. C’est suite à cette agression que Kyoko deviendra une actrice de pinku eiga. En se pliant volontairement aux désirs de son metteur en scène, elle tentera de reprendre le contrôle de  sa vie et de son corps. Or, même sur le tournage d’un Roman Porno, Kyoko demeurera une victime. Dans Antiporno, les hommes sont tous représentés comme des oppresseurs. Ils sont la cause de la déchéance de Kyoko qui ne peut exprimer sa révolte contre le modèle patriarcal qu’en affirmant une sexualité totalement débridée. Cette rébellion prétendument  féministe n’est cependant qu’un leurre puisqu’elle ne cesse de se jouer sur les plateaux de tournage d’un Roman Porno. À plusieurs reprises, dans Antiporno, Kyoko récite un texte sur l’absence de liberté des femmes japonaises. Pour elle, ce sont les prostituées de bas étage qui jouissent du plus de libertés. Or ce discours ne vient pas de Kyoko mais des hommes qui ont écrit le scénario du film dans lequel elle joue. Si ces dialogues peuvent être perçus comme féministes, l’équipe de tournage fait preuve d’une violence et d’un sexisme intolérable à l’encontre de Kyoko qui, contrairement à Noriko, dans le film mis en abyme, n’apparaît jamais comme une victime consentante. Lorsque Kyoko malmène, dans le cadre du Roman Porno dans lequel elle joue, son assistante, elle emploie également des termes misogynes, tels que chienne et putain. Ces mots seront réutilisés par le réalisateur du film qui, trouvant Kyoko particulièrement mauvaise dans son rôle de dominatrice, lui fera subir toutes sortes de violences physiques.

Dans Antiporno, la sexualité féminine,  que l’on sorte ou non du cadre de la fiction mise en abyme, est toujours conditionnée par le regard masculin. En cela Sono Sion rejoint les propos des féministes anti-sexe et anti-pornographie américaines des années 80, telles que Andréa Dworkin ou Catharine MacKinnon, qui considèrent que la sexualité féminine ne peut être pensée en dehors de la domination d’une culture sexuelle définie par et pour les hommes. Dans son ouvrage Toward a Feminist Theory of the State (1989), MacKinnon a été jusqu’à affirmer que la sexualité est au féminisme ce que le travail est au marxisme, c’est-à-dire ce qui, plus que tout, vous appartient en propre et ce dont, plus que tout, vous êtes dépossédée. Toute aussi radicale, Dworkin pense l’hétérosexualité comme le fruit du désir masculin, fortement associé au désir de viol largement représenté dans la pornographie(9).

À travers le choix de son actrice principale, l’ancienne idol Ami Tomite, le cinéaste porte aussi un regard acerbe sur l’hypersexualisation des corps féminins adolescents. Sous contrat avec des agences spécialisées, les idols(10) doivent suivre des règles strictes qui empiètent lourdement sur leurs libertés. Elles n’ont, par exemple, pas le droit de se mettre en couple et sont obligées de paraître vierges aux yeux de leur public. Quand elle appartenait au groupe AKB48(11), Ami était souvent prise en photo dans des tenues sexys ou en maillot de bain. Elle incarnait le fantasme de la lycéenne, aux jupes courtes, encore vierge que l’on retrouve notamment dans l’imaginaire du manga. Dans Antiporno, Kyoko est consciente de son pouvoir de séduction. Elle est l’antithèse de l’idol qui fait semblant de ne pas comprendre qu’elle est un objet sexuel. En offrant son corps aux hommes qui l’entourent, le personnage de Kyoko détruit, sur le plan symbolique, l’image d’idol d’Ami Tomite. Kyoko est tout le contraire d’une idol. Dès le début du film, elle évoque, avec un langage très cru, l’importance de déféquer et d’uriner. Elle se contemple également dans les débris d’un miroir brisé. Face à sa propre image en lambeaux, Kyoko se demande si elle est finie. Elle se pose, un court instant, la même question que ces idols qui, passé un certain âge, ne sont plus désirables aux yeux des hommes. L’adolescente, en perdant sa virginité, semble avoir accéléré son vieillissement. Elle a quitté son uniforme d’écolière pour prendre les habits d’une femme provocante. Contrairement à ce que peut penser Kyoko, l’âge n’est  pas, chez Sono Sion, un frein à la désirabilité du corps. En mettant en scène la nudité de l’actrice Mariko Tsutsui, l’interprète de Noriko, alors âgée de cinquante-cinq ans, au moment du tournage du film, le cinéaste va à l’encontre de cette obsession du jeunisme véhiculée par les médias japonais.

Tenir un discours critique n’empêche cependant pas le réalisateur de Suicide Club d’exposer des scènes érotiques destinées à un public exclusivement masculin. Antiporno s’ouvre d’ailleurs sur l’image d’Ami Tomite, allongée sur le dos, en train de remonter sa petite culotte. Sono Sion, s’il dénonce le male gaze, n’en oublie pas, pour autant, de réaliser un véritable Roman Porno. La critique sociale servirait presque ici de prétexte pour exposer de la nudité. Il n’est, en effet, pas impossible de considérer cette réflexion sur la condition féminine comme un alibi permettant au cinéaste d’exposer, sans crainte d’être taxé de misogynie, toutes sortes de fantasmes sexistes. Bien avant Antiporno, Sono Sion s’était déjà intéressé au thème de l’objectification du corps féminin. Ainsi dans Love Exposure (2008), les adolescentes se réduisent à leurs petites culottes que Yu, le héros du film, réussit à prendre en photos sans se faire voir tandis que dans Strange Circus (2005), la jeune Mitsuko, âgée de seulement douze ans, est obligée de regarder, enfermée dans l’étui d’un violoncelle, les ébats de ses parents. Les abus sexuels dont sont victimes les femmes des précédents films de Sono Sion peuvent paraître, à bien des égards, intolérables. Or le cinéaste n’a jamais cessé de leur conférer un caractère irréel comme pour mieux altérer leur dimension foncièrement polémique. À travers la multiplication des mises en abymes, qui finissent par annuler la réalité prétendument diégétique des faits exposés, Sono Sion met à distance la violence des actes de leur représentation. Pour lui, le cinéma reste avant tout une fabrique du faux et non une illustration du réel. C’est pour cette raison que l’obscène se mêle parfois à l’absurde comme dans Tokyo Tribe (2014) qui montre des jeunes hommes et des jeunes femmes transformés en meubles humains. Cette uniformisation des corps qui, tant par leur taille que par leur couleur, finissent par se confondre les uns avec les autres, fait écho à la situation de l’héroïne d’Antiporno, incapable, elle aussi, d’être autre chose qu’une copie. Kyoko, qu’elle soit lycéenne ou actrice de Roman Porno, n’a pas d’identité propre. Elle est une sorte de poupée malléable que l’on jette quand elle commence à perdre de sa fraîcheur. Dans le domaine du cinéma érotique ou même pornographique, la jeunesse est très souvent privilégiée. Les actrices de Roman Porno ont une vingtaine d’années, sont minces et de taille moyenne. Dans ses autres films, Sono Sion, lorsqu’il met en scène des personnages féminins hypersexualisés, à l’image de Mitsuko, la fille du chef des Yakuzas de Why don’t you play in Hell ? ou de Miyuki, la lycéenne vierge dotée de supers-pouvoirs de The Virgin Psychics utilise ce même type de clichés. Dans Antiporno, il dénonce un imaginaire érotique qui, paradoxalement, a nourri une bonne partie de son œuvre. Cependant Sono Sion n’est pas hypocrite car s’il défend la nature du fantasme, aussi stéréotypé et sexiste qu’il puisse être, il récuse également les violences faites aux femmes.

Antiporno est une œuvre fascinante parce qu’insaisissable. En utilisant une ancienne idol, devenue depuis une égérie de l'underground nippon, Sono Sion se livre à une entreprise de déconstruction des codes de la pop culture contemporaine similaire à ce qu’Harmony Korine avait pu faire, en 2012, avec Spring Breakers, en utilisant des starlettes, tout droit sorties de l’écurie Disney, telles que Vanessa Hudgens et Selena Gomez(12). Le genre du Roman Porno lui permet également de réfléchir à la place de la femme dans une industrie qui refuse de la considérer en tant qu’individu à part entière. Mais Antiporno reste, avant tout, la déclaration d’amour d’un réalisateur à son actrice. Dès le générique du film, Kyoko danse, topless et en nuisette, sur l’air de la Barcarolle tiré de l’opéra des Contes d’Hoffmann d’Offenbach. La caméra amoureuse de Sono Sion tourne autour de l’actrice qui, éclairée par des chandelles, dans une ambiance ouatée, rappelle le travail photographique de David Hamilton, qui apparaît comme une véritable déité. Tour à tour exubérante, émotive et hystérique, Kyoko est aussi changeante que le cinéma de Sono Sion est protéiforme.

Bibliographie

LÉPINARD, Éléonore et Marylène Lieber. 2020. Les théories en études de genre. Paris: La Découverte, 128p.

MACKINNON, Catharine. 1989. Toward a Feminist Theroy of the State. Cambridge: Harvard University Press, 330p.

SHARP, Jasper. 2011. Historical Dictionary of Japanese Cinema. Lanham: Scrarecrow Press. 564p.

THORET, Jean-Baptiste. 2020. Koji Wakamatsu. Cinéaste de la révolte. Paris. Éditions IMHO.230p.

VOISIN, Constant. 2019. Sono Sion et l'exercice du chaos. Aix-en-Provence: Rouge profond. 448p.

WONG, Heung-wah  et  Hoi-yan Yau. 2020. Censorship in Japan. Abingdon: Routledge. 256p.

Notes[+]