Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Doona Bae dans "Air Doll" de Hirokazu Kore-eda
Rayon vert

« Air Doll » de Hirokazu Kore-eda : À bout de souffle

Thibaut Grégoire
Dans Air Doll, un film atypique dans sa filmographie, Hirokazu Kore-eda utilise le personnage de Nozomi, une poupée gonflable dotée d'un coeur, pour exposer une vision du monde mélancolique. Dans ce film qui souffle constamment le chaud et le froid, l'apprentissage de Nozomi sera l'occasion d'exposer l'importance des mots, mais aussi de rendre un hommage au langage du cinéma des premiers temps et de développer un rapport unique à la vie et à la mort, dans une sorte de cycle sans cesse renouvelé.
Thibaut Grégoire

Une vie pour apprendre

Nozomi, le personnage principal d’Air Doll de Hirokazu Kore-eda, est une jeune femme qui vient de naître. Plus précisément, il s’agit d’une poupée gonflable qui vient de prendre vie « par magie », par l’entremise du montage et d’une goutte de pluie. Le film la suit dans son apprentissage naïf de la réalité. Lors d’une de ces scènes d’apprentissage, Nozomi se retrouve dans un restaurant avec son collègue de travail Junichi - l’une des premières choses qu’elle a fait de sa vie nouvelle est de se faire embaucher dans une vidéothèque - au moment où l’on fête l’anniversaire d’une petite fille à la table d’à-côté. Nozomi demande à Junichi de quoi il s’agit et celui-ci répond très simplement : « On célèbre le jour de sa venue au monde. ». Cette manière très dépouillée et directe d’énoncer un concept aussi évident qu’un anniversaire permet d’en retrouver la signification profonde. C’est lorsqu’on essaie d’expliquer le plus simplement les choses, comme à un enfant, que l’on en retrouve l’essence. Et Nozomi, par sa naissance récente est exactement comme une enfant à laquelle il faut expliquer les choses pour la première fois. Elle est une sorte de coquille vide - elle se définit elle-même comme un ersatz destiné à résoudre le désir sexuel - qui ne demande qu’a être remplie par l’éducation et par l’émancipation, qu’elles soient intellectuelles ou sentimentales.

La scène de l’anniversaire est suivie presque immédiatement par une déambulation dans les rues lors de laquelle Nozomi trouve une fleur fanée sur son chemin, ce que Junichi doit également lui expliquer simplement. L’apprentissage de la notion de vie, avec la naissance et l’anniversaire, s’accompagne forcément de celui de la mort, que Nozomi aura plus de mal à intégrer. Pour elle comme pour la plupart des enfants, il s’agit d’une notion difficile à appréhender. Et le film apparaîtra par la suite comme une sorte de chemin vers la compréhension de la mort. Pourtant, dès ses premiers pas en tant qu’être vivant, Nozomi a rencontré un vieil homme qui lui a parlé du caractère éphémère de la vie, disant que les êtres vivants ne font que passer sur terre pour donner à leur tour la vie, puis disparaître. Cette définition assez pessimiste et réductrice de la condition humaine et des êtres vivants, est une des premières choses que Nozomi aura entendues, mais elle prendra tout le film à la mettre en relation avec sa propre expérience d’être vivant.

Ersatz éphémère

De manière générale, on ne peut pas dire qu’Air Doll soit un film profondément optimiste, même s’il propose néanmoins une sorte d’ode à un cycle de vie, dans lequel le renouvellement, l’appel à un « souffle nouveau », est primordial. Mais cela se fait également à travers un passage par la mort et par l’acceptation du caractère éphémère des choses. Ainsi, beaucoup de personnages secondaires sont en prise avec une sorte de crise existentielle et apparaissent eux aussi comme des coquilles vides. Par exemple, Hideo, le « propriétaire » initial de Nozomi, utilisait celle-ci comme compagne de substitution, n’arrivant pas à accepter le départ de sa copine de chair et de sang, du prénom de laquelle il avait d’ailleurs affublé sa poupée en plastique. Il y a également cette femme d’âge moyen qui tente de paraître plus jeune tout en jalousant une collègue fraîchement arrivée sur son lieu de travail et qui lui ravirait petit à petit sa place. Ce jeune homme s’adonnant au plaisir solitaire dans son bureau. Ou encore cette jeune femme qui passe son temps à se saouler au milieu d’un appartement bordélique, dans lequel les pommes pourries symbolisent la décrépitude.

Contrairement à beaucoup de ces personnages secondaires, Nozomi prendra tout de même assez vite conscience de son caractère éphémère, et du fait qu’elle n’est au fond qu’une coquille vide, qui peut se remplir d’une manière ou d’une autre, se regonfler d’un souffle nouveau, mais qui finira in extremis par se vider, se dégonfler pour de bon. Nozomi sait ce qu’elle est - un ersatz - et qu’elle est en vie « par hasard », par l’entremise d’une goutte de pluie et - pour le spectateur - par la « magie » du cinéma, ou pour tout le moins par le prisme de l’agencement de quelques plans et raccords, par le montage. Un clin d’œil effectué par un objet normalement sans vie, un plan d’insert sur son bras en caoutchouc, une ombre translucide qui s’anime sur le mur de la chambre. Puis cette goutte de pluie qui perle sur une main humaine. C’est par un procédé très simple, sans effet, que Nozomi a pris vie, et qui renvoie presque au cinéma des premiers temps, aux raccords « à la Méliès ». Et un peu comme si Nozomi savait ce qu’elle doit au cinéma, à ce langage-là, elle semble irrémédiablement attirée, dès ses premiers pas dans la ville, vers une vidéothèque, dans les rayons de laquelle elle se sent bien, et sourit pour la première fois. En se faisant embaucher là, elle découvrira paradoxalement une partie de la vie, de la « réalité », à travers la fiction et les écrans. La première fois qu’elle verra la mer, par exemple, ce sera sur un écran dans un film de fiction. Si le cinéma lui a donné la vie et fera également partie de son éducation, il la cantonne également dans son rôle d’ersatz, d’être « factice », qui ressent et apprend les émotions à travers le faux, la recréation du réel. Comme tout cinéphile, Nozomi est condamnée à mener une vie parallèle, en marge du réel, toujours un peu à côté, en dehors.

Souffler le chaud et le froid

Vers la fin d'Air Doll, Nozomi sera au chevet du vieil homme qui, plus tôt, lui avait exposé sa vision de la condition humaine et de l’aspect éphémère des choses. Il lui demandera de le toucher et, après un quiproquo lié à la condition d’objet sexuel que Nozomi croit encore être, elle lui mettra la main sur le front. Le vieil homme la gratifiera encore d’une de ses sagesses : « Ceux qui ont les mains froides ont le cœur chaud. ». Nozomi sait comme une évidence qu’elle est affublée d’un cœur, que c’est grâce à celui-ci qu’elle est en vie. Mais elle sait aussi qu’elle est à l’extérieur cette poupée de plastique destinée aux épanchements sexuels. Elle essaie donc la plupart du temps de gommer les signes extérieurs de sa condition de poupée gonflable, notamment en se faisant maquiller les « jointures », comme cette ligne qui apparait le long de son cou. Le maquillage est donc un autre artifice lié notamment au cinéma que Nozomi utilise. Mais pour pouvoir garder cet équilibre entre le froid et le chaud, entre le plastique et le cœur, elle doit aussi se « recharger ». Et elle sera aidée pour cela par Junichi qui, témoin une première fois d’un dégonflage impromptu de Nozomi, voudra par la suite la dégonfler à nouveau pour mieux pouvoir la « regonfler », lui insuffler un nouveau souffle, le sien. Ce changement d’air est comme une nouvelle naissance pour Nozomi, ce personnage qui semble renaître à chaque fois sans jamais vraiment mourir. Et comme l’action de la regonfler s’accompagne chez Junichi d’un désir sexuel, elle ressemble à s’y méprendre à un cunnilingus. L’orgasme, cette petite mort, est donc également ici une petite naissance.

Nozomi et Junichi dans "Air Doll"

La naissance et la mort, la vie et la mort, se côtoient sans cesse dans Air Doll qui, comme son personnage principal, semble sans cesse se dégonfler et se regonfler, alternant des élans de positivité, voire de naïveté, et des moments de dépression, de pessimisme intense. La naïveté la plus pure y côtoie la plus grande noirceur et cette idée ressort notamment lors d’un dialogue entre Nozomi et son créateur, le fabricant de poupées gonflables. Celui-ci demande à sa « créature » si, lors de ses déambulations en tant qu’être doté d’un cœur, d’objet vivant, elle a rencontré de la beauté. Le spectateur sait à ce moment-là que la réponse est oui, ayant suivi les errements souriants de Nozomi lors d’une agréable ballade dans la ville, lors d’un montage digne d’un « feel good movie » léger. Et effectivement, Nozomi acquiesce, ce qui fait également sourire son créateur. Air Doll est comme ça, il souffle sans cesse le chaud et le froid : le froid de la main comme une claque et le chaud du cœur qui vibre pour de petites choses.

Ainsi, lorsque Nozomi croit avoir trouvé de la beauté dans cette vie qui lui est donnée, elle tombe de haut par l’une ou l’autre déconvenue, comme lorsque son patron, à la vidéothèque, lui fait un chantage sexuel, la ramenant immédiatement à sa condition d’objet sans vie. Et lorsque Junichi lui aura insufflé un nouveau souffle en la regonflant, Nozomi voudra à son tour le regonfler pour le renouveler. Ainsi, elle lui fera une incision fatale, n’ayant pas compris que Junichi, s’il se considérait lui aussi comme une coquille vide, n’était pas exactement fait de la même matière qu’elle. Comme les mots auront eu leur importance au moment d’expliquer à Nozomi ce qu’était un anniversaire, ils en auront eu également à cet endroit-là, et Junichi aura échoué à faire comprendre les choses simplement à Nozomi. En se comparant à elle, il l’aura induite en erreur, lui laissant penser qu’il était tout comme elle une poupée gonflable, là où il voulait dire qu’il se sentait aussi vide qu’elle, au sens figuré. C’est là que s’arrête la communication entre Nozomi et les autres personnages, la première étant dans un premier degré absolu de manière constante tandis que les seconds ont trop souvent recours à la métaphore pour s’exprimer, un langage qui n’est pas assez simple et direct pour être assimilé par elle. Les mots ont leur importance, ils sont même une question de vie ou de mort.

Sublime comme la mort

Lassée de ces petites morts successives, et après avoir malgré elle provoqué celle de Junichi, Nozomi décide de rendre son tout dernier souffle, et se laisse tout simplement dégonfler dans un coin de rue. Air Doll se termine donc par une mort, mais celle-ci s’accompagne encore une fois d’une naissance, puisque, dans ses dernières minutes de vie, Nozomi rêve que toutes les personnes qu’elle a croisées lors de sa courte vie lui fêtent son anniversaire dans le même restaurant que pour celui de la petite fille. Lorsqu’elle se voit en train de souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire, c’est également le dernier soupir de ce personnage à bout de souffle qui s’échappe, s’envolant dans les airs. Une dernière fois, le film souffle le chaud et le froid, en même temps cette fois-ci, puisque la dernière respiration d’une agonisante est aussi un souffle de vie.

Dans son appartement, la jeune femme aux pommes pourries ouvre la fenêtre et se trouve nez-à-nez avec le spectacle de Nozomi inanimée au milieu de bouteilles disposées comme un autel, comme des offrandes, et s’exclame : c’est sublime. Au tout début du film, Hideo utilisait le même terme pour qualifier Nozomi lorsqu’elle n’était qu’une poupée sans vie. C’est ni plus ni moins à une nature morte qu’est confrontée la femme aux pommes face à cette Nozomi à bout de souffle. Par la beauté d’un être inanimé, Air Doll se conclut sur une nouvelle affirmation de son rapport cyclique et ambivalent à la vie et à la mort.

Poursuivre la lecture