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Les Incroyants de Gus Holwerda
Critique

« Les Incroyants » : Du Monothéisme à l’athéisme ou d’une Croyance à l’autre

Sébastien Barbion
Avec Les Incroyants, un documentaire signé Gus Holwerda, c'est tant la religion que la science et la philosophie qui perdent au change. Sous les mots d'ordre proférés par les protagonistes du film, nous n'entendons qu’une autre rengaine marketing dont le slogan serait : « Join the atheists ! »
Sébastien Barbion

Les Incroyants (2013), un documentaire de Gus Holwerda

Voilà un an que le « documentaire » de Gus Holwerda, Les Incroyants (titre original : The Unbelievers), réalisé en 2013, bénéficie d’une médiatisation importante en étant proposé sur des plateformes VOD populaires (Amazon, Netflix, iTunes, Google play). Après l’avoir visionné, nous comprenons que ce large déploiement prenne un autre sens que la simple diffusion d’un produit de consommation : il ne s’agit ni plus ni moins que d’une campagne promotionnelle pour l’athéisme, c’est-à-dire une forme nouvelle de croyance qui immobilise la pensée.

Il est malheureux que Richard Dawkins et Lawrence Krauss se trouvent au milieu de ce film. Les deux scientifiques, dont les recherches constituent des étapes importantes dans la compréhension du monde biologique et physique, sont montrés comme deux croisés de la raison partant en guerre contre l’obscurantisme religieux. L’affaire n’aurait peut-être pas été malheureuse si les ennemis rencontrés sur le chemin n’avaient été que des caricatures anglo-saxonnes de religieux (des prêtres imbéciles qui rejettent l’évolutionnisme et affirment que l’homme descend de Neandertal), et les amis des caricatures de penseurs ; ou si l’humour involontaire du savant avait rencontré la détermination du penseur. Nous ne trouverons rien de tout ça dans ce document de propagande, qui ne fait que juxtaposer des petits bouts de discours sur un fond musical plus ou moins discret. À terme, c’est tant la religion que la science et la philosophie qui perdent au change. Sous les mots épars proférés par les différents incroyants, nous ne parvenons plus à entendre autre chose qu’une chanson populiste dont les paroles seraient : « Join the atheists ! »

La terre de prédilection de cette campagne publicitaire est anglo-saxonne, voire franchement américaine. Les scientifiques parlent devant des foules, le ton est de connivence, toujours un peu « drôle ». Nous nous persuadons un moment que Gus Holwerda nous montre les aspects les plus stupides de la culture américaine, celle qui vampirise la pensée occidentale et la met au service de la non-pensée. Par la mise au service de la pensée — et le service est souvent d’ordre religieux —, l’Amérique rattrape le retard qu’elle a sur l’Europe. Ce qui faisait l’objet d’un long processus de pensée devient communication hystérique immédiate, transe collective. Avant d’avoir commencé à penser tout le monde fut convaincu. Des congrès entiers se construisent alors sur l’athéisme, et des chanteurs, acteurs, poètes, penseurs du dimanches, scientifiques sérieux viennent en faire la promotion — une véritable atheist fest. Au moins le film promotionnel d’Holwerda nous aura appris que cela existe.

Que cela existe n’avait toutefois pas de quoi étonner dans le contexte américain. La bigoterie — plus ou moins hypocrite, peu importe ici — d’une majorité de la population marque les institutions autant que celles-ci l’entretiennent : le président et les sénateurs doivent croire en Dieu, on prête serment sur la bible, « In god we trust » apparaît sur le frontispice des tribunaux. Tant de servitude bigote peut certainement provoquer l’écœurement. Mais justement, tant de servitude accentue la dimension réactive sur laquelle repose par essence l’athéisme. L’écœurement des athées ne conduit jamais à une vie après la mort de Dieu. L’athée passe son temps à vivre dans l’absence de Dieu. Il justifie son existence par l’absence de Dieu, quand le croyant de jadis la justifiait par l’existence de Dieu. Se définissant par l’alpha privatif du sans-dieu, les a-thées ne sont dès lors pas moins croyants que ceux qu’on appelle « croyants ». Holwerda a le mérite de nous le montrer, plus ou moins volontairement. Volontairement, assurément, lorsqu’il nous montre un amoureux de Jésus à la sortie de la grand-messe pour la raison et l’athéisme. À ceux qui lui crient « Fuck Jesus ! » il répond, bien plus lucide : « Mais je n’entends qu’une chose dans vos discours : vous ne cessez de parler de Dieu ! » Y a pas plus obsédé par Dieu et les croyants qu’un athée.

C’est alors l’ensemble du phénomène religieux qui fait retour, dans toutes ses manifestations spirituelles et matérielles. On a relevé Dieu de ses fonctions, mais on garde le service religieux. L’homme qui le prend en charge ne porte plus la soutane, l’autorité est moins localisée, c’est déjà ça. Mais les athées ont besoin d’être rassurés dans leur croyance déguisée en non-croyance. À défaut de prêtre ou de politicien ils ont de nouvelles figures de non-pensée à adorer : les stars (de rock, de cinéma, de la science). Ces maîtres de cérémonie manient le mot comme outil de prêche, la visée ultime est la conversion. Le film promotionnel d’Holwerda devait nous montrer l’efficacité de l’athéisme, il devait donc nous montrer un converti. Une seule chose a changé : c’est un scientifique qui a opéré la conversion. On a peut-être un peu gagné au change : ce scientifique n’agite pas les colifichets de ceux qui se disent prêtres alors qu’ils n’agitent que ce que leur religion a de plus idiot. Mais le converti semble recevoir la parole du scientifique comme la vérité révélée. Il n’aura plus qu’à aller prêcher la bonne parole : « il n’y a pas de dieu ». Qu’a-t-il vraiment gagner à passer du Dieu qui empêche de penser à la science matérialiste comme vérité révélée ? Il faut encore entendre comme cette foule rit. Elle produit les mêmes rires que lors des meetings politiques américains, le rire de ceux qui sont fiers d’une supposée identité partagée avec l’ensemble des membres de l’assemblée, rire que suscite à l’envi le brillant orateur qui, lui aussi, sait. C’est ce sale petit rire de connivence, ce rire qui se moque de celui qui ne partage pas ce que tout homme intelligent est censé savoir. C’est le rire de l’identité retrouvée — qui ne connait ni le doute du croyant, ni le scepticisme du savant —, le rire qui ne déplace rien, le rire arrogant du content-de-soi, le rire qui ne meut pas la pensée.

La faiblesse des Incroyants ne revient toutefois pas seulement à Holwerda et son incapacité à poser le moindre problème, sa misérable répétition des trucs de campagnes promotionnelles qui jouent la carte du ralliement à coups de sourires captés, communions de masses, petite musique doucereuse qui contraint à chanter les lendemains. Les deux scientifiques en croisade — dont la profondeur de vue sur le plan de la science est stimulante — devraient manier avec plus de précaution les concepts qu’ils mobilisent. Ainsi du concept d’insignifiance. Ils le répètent à l’envi : « nous sommes insignifiants ». À l’échelle cosmique (histoire de l’univers) ou biologique (histoire du vivant) c’est une évidence qui mérite à peine d’être relevée. L’insignifiance de notre existence devient pourtant enjeu de libération. On nous expliquera sans rougir que nos conduites idéologiques servent en fait à tromper cette insignifiance de fond. Nous créons un Dieu aimant pour tromper l’insignifiance. Nous sommes tous également insignifiants, et tous nos petits combats idéologiques ne sont que des hochets de notre cerveau. Peu importe au fond la pertinence ou la grossièreté de ces théories — on a tout de même souvent le sentiment qu’Holwerda accentue tout ce que la science peut dire de plus stupide lorsqu’elle sort de son domaine, lorsqu’elle se permet de statuer sur l’existence en général plutôt que sur ce qu’elle connait seulement, à savoir ici l’ordre physique et l’ordre biologique à travers les filtres de la science moderne —, peu importe si Dawkins et Krauss méconnaissent effectivement la différence entre l’être et l’existence, peu importe s’ils méconnaissent le désir comme composante fondamentale de l’activité humaine, que cette activité soit de destruction ou de construction. Il importe par contre beaucoup plus, et particulièrement dans le contexte américain, que l’argument de l’insignifiance présente un potentiel de séduction pour des cohortes d’individus qui jusqu’alors s’inquiétaient du sens de leur existence, et n’avaient peut-être pas encore trouvé satisfaction avec les réponses existant dans l’arsenal idéologique, qu’il soit religieux, philosophique, artistique ou scientifique. Dawkins et Krauss prétendent répondre par la science, trancher comme le Dieu tout-puissant qui ne connait les contingences risibles de l’existence humaine, en leur affirmant : « mais c’est normal, nous non plus ne trouvons pas de sens à notre existence, précisément parce que nous sommes insignifiants ! »

À terme, avec toute l’ingéniosité du vampirisme américain qui s’appropriera la théorie de l’insignifiance à des fins pratiques, une existence misérable, individualiste, consumériste trouvera là sa légitimité. Krauss le dit d’ailleurs sans détour : pas la peine de se tracasser avec ces bêtises idéologiques, la vie est courte et insignifiante, alors profitons-en au maximum. Comprise sur le plan de l’existence l’insignifiance est tragique. Les plus forts la vivent en cherchant encore et toujours de petits processus de signification dans lesquels s’engager, malgré l’insignifiance absolue de l’existence, malgré leur impossibilité de croire comme avant, lorsque Dieu faisait partie de l’arsenal de réponses habitant le cerveau humain. Ces hommes là se moquent bien de se définir comme des athées puisqu’ils n’en tirent aucun profit, aucun moyen de se définir. Ils demeurent des « indéfinis », des existences nécessairement non-finie, qui affrontent la contingence et l’insignifiance latente de tout processus de signification au quotidien. Ni Dawkins, ni Krauss ne semblent connaître ces difficultés. Du moins Holwerda nous montre ces hommes comme les nouveaux gourous d’une fête du sens, d’un bonheur retrouvé, d’un paradis sur terre dès lors qu’il n’est plus besoin de le promettre après l’existence misérable. L’existence est restée misérable dans les deux cas, mais l’athée semble en faire une fête dès lors qu’il sait qu’il n’a rien à attendre pour demain, que tous partagent sa misère (prodigieux moyen de se rassurer devant les inégalités socio-économiques), et qu’il faut profiter de tout ce dont on peut profiter aujourd’hui sans trop se poser de questions. À confondre l’être et l’existence, l’homme peut légitimement crever dans une fête pleine de joie et d'imbécillité. L’homme irreligieux ne connait des accès de joie que sur le fond d’une tragédie de l’insignifiance, l’athée célèbre le paradis sur terre au creux d’une insignifiance qui ne pose plus problème. Dans ce contexte, le rempart contre l’autorité et la bêtise aurait été bien plus solide à reposer sur le postulat d'une égalité des intelligences…

À-t-on gagné quelque chose à la fin, à passer de « je crois en dieu » à « je ne crois pas en dieu » ? On ne retirera pas que ce passage soit de salubrité publique dans les sociétés bigotes. Le dernier discours de Lawrence Krauss, dont on entend que des bribes, nous dit bien plus que l’ensemble de ce très mauvais spot publicitaire pour l’athéisme : l’homme religieux ne parvient pas à comprendre comment quelque chose peut surgir de rien, dès lors il doit croire à l’existence d’un Dieu créateur ; l’athée doit faire entendre que le drame réside plutôt dans la capacité de l’homme à réduire à rien le « quelque chose », et souvent au nom de religions. C’est déjà beaucoup dire dans le contexte de la bigoterie, mais c’est encore trop peu pour l’avenir : on sort de tout ça en laissant les croyants de tous horizons à leur méconnaissance profonde de toute culture. On s’empêche tout autant de comprendre quoi que ce soit d’important sur le plan de la culture dès lors qu’on s’enfonce résolument dans l’exploitation bigote de la religion ou l’arrogance du matérialisme scientifique le plus outré. D’une croyance à l’autre, on ne pense toujours rien — science, philosophie et religion exigent de nous bien plus que des luttes stériles entre pseudo-croyants et athées (qui devraient tous s’accorder sur le fait qu’ils n’entendent strictement rien à la religion et à la science), et bien plus que cette infâme publicité à peine déguisée en documentaire.

Fiche Technique

Réalisation
Gus Holwerda

Acteurs
Ayaan Hirsi Ali, Woody Allen, Richard Dawkins, Daniel C. Dennett

Durée
1h17

Genre
Documentaire

Date de sortie
2013