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Anne-Cécile Vandalem l'intime festival
Histoires de spectateurs

À partir de Boris Lehman : Trois portraits de conteurs à l'Intime Festival

Sébastien Barbion
Portrait de conteurs à l'intime festival : une pratique de l’existence chez Boris Lehman (corps cinématographié), McLiam Wilson (corps de luttes), et Lise Charles lue par Anne-Cécile Vandalem (corps jaloux), comme autant de manières de poursuivre sa propre histoire.
Sébastien Barbion

Boris Lehman, Robert McLiam Wilson et Lise Charles : Les conteurs de l'Intime Festival

Il ne faut pas se prendre pour le personnage parce qu’on n’est pas au théâtre. Mais il ne faut pas trop rester à distance car l’auditeur ne doit pas s’emmerder. »(1) David Murgia décrit en ces termes l’exercice de lecture singulier auquel il s’est astreint ce 2 septembre 2016. C’est l’exercice d’un équilibriste qui marche sur un fil tendu entre deux excès : "trop près", "trop loin". Trop près d’un personnage que le dispositif ne permet pas de jouer, trop loin d’un auditeur qui ne trouve aucune place à occuper entre le lecteur et l’œuvre romanesque lue. Cet équilibriste a certainement un nom : « conteur ». Le conteur transmet plus une expérience qu’une œuvre close, se donne tout entier dans les mots, les images, les sons, en même temps qu’il partage un certain rapport au monde. Avec les conteurs, il n’y a d’histoire qui ne soit habitée par un sujet d’expérience. Ainsi, pendant trois jours, se racontant comme ils racontent leur rapport au monde, les conteurs ont transformé le Théâtre de Namur en une forêt peuplée de veillées. C’était la quatrième édition de l’intime festival(2), et chacun rentre chez soi la besace un peu plus remplie d’expériences possibles. Nous vous proposons ici de lire les portraits de trois hommes d’expérience, comme autant de pistes narratives possibles avec lesquelles chacun peut tenter de poursuivre sa propre histoire, ou proposer à ses amis des manières de la poursuivre, tel le conteur…

Les conteurs portent conseil

Il y a bien longtemps, Walter Benjamin analysait, dans un texte remarquable intitulé Le conteur(3), que ladite figure était menacée de disparaître, qu’elle s’éloignait chaque jour un peu plus de nous, en même temps que la « faculté d’échanger des expériences » déclinait. Il avançait bien des raisons à cela, dont le peu de crédit que les hommes donnaient encore à l’expérience à partager, de plus en plus captifs de machinations complexes qui semblaient la rendre caduque, inopérante, superflue. Dans le contexte généralisé des développements techniques, de toutes les médiations machiniques qui s’introduisaient entre les hommes, l’expérience des vieux conteurs — qu’ils furent porteurs d’une tradition (le prototype archaïque du laboureur-sédentaire) ou qu’ils furent porteurs d’expériences de l’étranger (le prototype archaïque du navigateur-commerçant)(4) — continuait à perdre de sa valeur. La technique apportait les images de l’étranger et finissait de le rendre moins étrange, ne réclamait plus d’homme qui se fasse le sujet de l’expérience avant de la transmettre à chacun, rendant bien maigre le butin du navigateur ; la rationalisation technique, scientifique, mécanique du monde a remplacé l’expérience vécue par l’objectivité, rendant caduque la tradition et sa transmission par les aînés.(5)

À rebours de cette tendance qui génère son lot d’experts, de sciences humaines, de formules socio-économiques, tout son royaume d’objectivité dans lequel l’homme lui-même n’est plus qu’objet d’étude, l’intime festival réhabilite la figure du conteur. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de cette « intimité ». Ce ne sont pas les pléthores de photographies sur Facebook qui font des conteurs. On ne construit pas un sujet d’expérience en reflétant à l’infini une image de soi sur les réseaux sociaux. On multiplie là en réalité la face périssable du soi, espérant qu’en la démultipliant à l’infini elle finisse elle-même par nous conférer un soupçon d’éternité. Mais le dédoublement infini des Narcisses ne transmet rien d’autre que les reflets infinis de leur propre mort. L’intime festival n’est pas un palais d’eau offert aux Narcisses qui se montreraient et se regarderaient se montrant, comme l’expression de l’intime aurait pu le laisser croire à une oreille un peu trop pressée, mais une forêt de conteurs qui racontent des histoires, c’est-à-dire partagent des expériences : « Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire. »(6) En d’autres termes, les conteurs de l’intime festival ne sont jamais là que pour « porter conseil », au sens précis que conférait Benjamin à l'expression : « proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler). »(7) Ils racontent des histoires pour l’édification de chacun. Que cette édification soit morale, qu’elle rassure ou inquiète, n’est que secondaire et tient précisément aux expériences singulières transmises par les conteurs. De manière générale, ils se ressemblent d’abord en ce qu’ils portent tous conseil, offrent des pistes afin de poursuivre une histoire, en se donnant tout entier comme sujets d’une expérience partageable — pratique du récit, récit praticable.

Trois portraits, trois manières de poursuivre une histoire

Comme lors de veillées improvisées, les spectateurs et auditeurs des différents conteurs s’amassaient là où ils trouvaient place, comme au hasard de rencontres, tantôt dans le lieu le plus prestigieux du théâtre (sa grande salle), tantôt dans une petite salle de fortune aménagée pour l’occasion entre deux volées d'escalier, tantôt dans les caves de l’institution, tantôt dans le foyer, là où le chuintement des conversations et le bruit de vaisselle utilisée par les consommateurs du café se lient aux mots du conteur. Certains se sont même perdus dans le théâtre devenu forêt littéraire, manquant de peu d’investir des espaces encore maintenus « privés » malgré l’invitation généralisée au décloisonnement qui prévalait partout ailleurs. Rejoignons-les, et écoutons avec eux ce que les conteurs ont à nous apprendre :

  • Boris Lehman, le conteur cinématographié
  • Robert McLiam Wilson, le conteur aux limites de l'expérience partageable
  • Anne-Cécile Vandalem, l'abolition du conteur par le narcissisme
  • Boris Lehman : le conteur cinématographié

    Boris Lehman devant ses bobines de film

    Nous avons laissé errer nos yeux et nos oreilles dans les caves, avec Boris Lehman, venu dans la matinée présenter l’un de ses très nombreux films (il y en aurait près de 500 !)(8) : Homme portant (2003). Cette formulation classique — "Boris Lehman présente 'Homme portant' (2003)" — convient en réalité fort peu au dispositif de projection que met d’ordinaire en place le cinéaste. D’une part, l’année qui se greffe aux côtés du titre du film ne raconte rien de précis. L’année de réalisation du film n’est au mieux que l’indice du moment de cristallisation d’une série d’expériences éparses, glanées ça et là sur le chemin par cet inépuisable marcheur qu’est Boris Lehman, quand bien même celui-ci n'aura longtemps marché que dans les rues de Bruxelles, errant de l’appartement d’un ami à celui d’un autre(9), avant de ressaisir le tout en une histoire que l’on peut presque raconter sous l’étiquette « Homme portant, 2003 ». Comme le conteur, Boris Lehman recueille des expériences sur le chemin et ne sait déjà si celles-ci se constitueront un jour en une histoire à transmettre. On se souvient de Babel 1, Lettres à mes amis restés en Belgique, dans lequel Boris Lehman travaillait d’abord sur le mode du conteur-laboureur, ne cessant de différer le voyage, ou plutôt continuant à voyager immobile à travers le récit des amis voyageurs dont il recueillait les récits, prêt à son tour à les offrir comme un trésor d’expériences dont il n’est peut-être pas même utile au conteur de réitérer l'aventure (« Ce sont les autres qui partent, toi tu te contentes de rêver », dira Boris Lehman). Boris Lehman savait qu’il recueillait le récit de conteur, car il entend que ses amis ne transmettent rien comme une objectivité pure, techno-scientifique, qui raconterait ce que serait la chose : « Ce n’est jamais du Mexique qu’ils parlent, c’est deux-mêmes », commente le conteur-sédentaire. Avec patience, il faut écouter beaucoup, ne pas cesser de bouger — ce qui ne se calcule pas ici au nombre de kilomètres parcourus — afin de récolter les manières dont chacun se débrouille avec l’existence, ici ou ailleurs.

    D’autre part, toujours pour ce qui concerne la non-pertinence de l'expression "Boris Lehman présente 'Homme Portant' (2003)" afin de qualifier le dispositif mis en place par le réalisateur-conteur, il n’y a pas ici d’œuvre isolée du porteur de l’œuvre, il n’y a pas d’« Homme portant » qui soit isolé de cet homme portant. Contre le dispositif ordinaire qui fait primer l’œuvre, et la diffuse à l’insu de son auteur aux quatre coins du monde, Boris Lehman se diffuse d’une manière anti-commerciale. Celle-ci repose sur le refus d’abandonner ce qui deviendrait une œuvre autonome, œuvre sur laquelle repose le capitalisme culturel contribuant à la circulation marchande de biens à consommer. Tel le conteur dont la matière est le soi vecteur d’expérience à transmettre, il a pour habitude de diffuser lui-même, avec son propre projecteur(10), ses propres films, n’hésitant pas à se rendre chez les particuliers qui souhaiteraient participer à l’une ou l’autre veillée-Lehman. Comme il l’a répété à maintes reprises, le conteur dit à nouveau qu’il faut le voir pour voir ses films. Sous la finesse du bon mot, on reconnait la signature du conteur : vous n’aurez de contenu d’œuvre qu’à prendre le sujet d’expérience qui la soutient. Ce « le » aurait certes pu n’être que l’acteur sur l’écran, Boris Lehman l’acteur, mais par le refus des projections indépendantes — entendons ici la diffusion d’images qui ne seraient plus retenues par le corps de celui qui les a tant construites que données —, ce « le » est encore aussi Boris Lehman en chair et en os. Boris Lehman se présente ainsi une première fois en homme-portant. Devinant encore sa silhouette dans l’ombre de la salle, le conteur est là en chair et en os, pour nous rappeler qu’il y a bien transmission d’une expérience (certains disent : « performance », mais il s’agit seulement d’engager une vie dans une expérience), que la projection du film est un « se » projeter, un sujet qui se projette, une expérience qui se partage, le don d’un conteur : « Je tiens à être là lors de la projection de mes films parce qu'au-delà du cinéma, il y a la performance qui complète les images. Je suis là, en chair et en os, et je suis dans l'image donc dans le monde du cinéma. Le film tout seul est incomplet. »(11)

    "En chair et en os", du moins le croit-on encore, car nous n’avons pas osé toucher cet homme qui n’était peut-être jamais qu’un ensemble d’images, cet homme qui est allé tellement loin dans l’épuisement de l’existence en chair et en os par l’image. Car c’est bien ce qu’Homme portant finit par montrer : la disparition de Boris Lehman en chair et en os dans l’image, ou, ce qui revient au même ici, la transmission intégrale du conteur comme sujet d’expérience au spectateur. En effet, pendant la projection, alors que nous voyons la silhouette du corps de Monsieur Lehman assis(e?) au premier rang, juste devant l’image de son propre corps diffusée sur l’écran de cinéma, nous voyons également l’image de ce corps à l’écran qui disparaît au loin après avoir été diffusée, déjà comme par-delà la mort de Monsieur Lehman (car nous voyons là une rediffusion d’images diffusées une première fois au sein du premier niveau de la diégèse, s’il en est), sur un écran de télévision porté par un homme qui déambule dans une église (« vidéoportation » écrit Lehman), le tout filmé et diffusé sur l’image de cinéma que nous regardons, à un autre niveau diégétique, image dans l’image. En d’autres termes, l’image du conteur que nous suivions à un premier niveau de diégèse est mise en abyme par l’image projetée de cette première image (image d’image) à un autre niveau de diégèse, avant de disparaître au loin. Le conteur est ainsi intégralement cinématographié dans un enchaînement de transsubstantiations : le corps de Monsieur Lehman salué en entrant dans la salle devient silhouette pendant la projection, la silhouette devient image à l’écran au sein d’un premier niveau de diégèse, et enfin l’image à l’écran elle-même devient image dans l'image d'un autre niveau de diégèse, avant de finir par disparaître au loin. C’est dire que le conteur ne se révèle ici que dans la confusion de l’homme en chair et en os, et de l’homme comme image qui se transmet dans différents dispositifs d’expériences possibles. C’est dire qu’il fallait que le conteur se fasse intégralement image dans une longue chaîne de transsubstantiations, se contemplant peut-être même déjà par-delà sa propre mort en chair et en os, pour devenir enfin le sujet de toute une série d’expériences possibles qui peuvent véritablement se transmettre au spectateur, n’ayant plus de propriétaire en chair et en os, n’appartenant guère non plus à une « œuvre ». Il fallait que le rêveur se confonde avec l'ensemble des expériences récoltées pour devenir ainsi lui-même expérience dont chaque corps vivant peut se faire à nouveau l'incarnation. Au terme d’un renversement dialectique — car on aurait pu gager que la présence du réalisateur n’était que le moyen de continuer à posséder l'image comme le propriétaire possède ses biens, ce que sont d’ailleurs souvent les projections avec auteurs, lorsque ceux-ci se font pleinement les auteurs de l’œuvre qui continue à appartenir à l’auteur avant, pendant et après la projection, intimidant bien souvent le public réduit à un réceptacle de l’œuvre et du projet de l’auteur —, Boris Lehman peut littéralement dire à son spectateur : « prenez, mangez, ceci est mon corps » ; comme le conteur dit : « prenez, mangez, ceci est mon expérience. » Cri de guerre lancé contre l'administration capitaliste des objets culturels, digestion du corps-image qui ne soit pas consommation d'un objet.

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    Robert McLiam Wilson : le conteur aux limites de l'expérience partageable

    Portrait de Robert McLiam Wilson

    Nous nous déplaçons à une seconde veillée. Celle-ci devait avoir lieu dans la grande salle, mais la venue d’un conteur-star (Édouard Baer) — excellent conteur semble-t-il — a contraint Robert McLiam Wilson à se replier au plus près du bar, dans le foyer. Heureuse coïncidence, nous entendons maintenant la voix française de l’écrivain de Belfast hantée par un savoureux mélange d’alcool et d’accent irlandais. C’est un autre aspect du conteur que nous découvrons ici, un conteur qui ne rassure en rien, dont les conseils — ces moyens de poursuivre une histoire — se donnent autour du trou creusé par le terrorisme. Le récit est plein d’humour et de violence entremêlés : rire et peur devant la monstrueuse bêtise d'une monstrueuse bête.

    La thèse la plus forte de l'entretien, connue au moins depuis la publication d’un article dans Les Inrocks(12), quatre jours après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, repose sur l’expérience du conteur dans différentes villes du monde. Ce conteur-voyageur a rencontré une même bête à Belfast, à Sarajevo, à Paris, à Bruxelles… Et il ne doute pas un instant qu'elle soit tapie dans l'ombre à peu près partout, sans compter toutes celles qui sont encore à venir. Il a vu son activité préférée : creuser des trous. C'est même comme ça qu'on la reconnait : la bête s'épuise à creuser des trous. C'est pourquoi le premier geste du conteur est une protestation contre les explications rationnelles que mobilisent les experts de tous horizons afin de boucher ces trous. Plutôt que de prétendre en expliquer la genèse socio-économique ou les motivations idéologiques, ne faudrait-il pas les observer longuement, les regarder et écouter attentivement, afin de voir de quel sujet d'expérience ces trous sont les objets ? Prenant le contre-pied des experts, le conteur répète avec obstination la logique tautologique de la bêtise : la bête est bête, et c'est tout. On dirait même parfois qu'il essaye de se rassurer lui-même en répétant ad nauseam la bêtise de la bête, mais il s'agit en réalité de rouvrir des trous bouchés trop rapidement par tous ceux qui, par réflexe de protection, réclament des histoires qui leur permettront de poursuivre cette vie d'oubli qui méconnaît bien des atavismes. Ainsi, à mesure que les voix bouchent les trous avec des tonnes de raisons objectives livrées par une intelligence qui ne correspond en rien à la bêtise de la bête, le conteur se trouve contraint de les ouvrir à nouveau avec un excès inversement proportionnel, cela afin de ne pas compromettre l'expérience limite que lui fait subir le trou. Et le voilà à qui mieux-mieux vitupérant contre les explications psycho-sociales, les explications religieuses, les explications idéologiques, afin de regarder "en face" le vide abyssal sur fond duquel la bête humaine commet son acte de barbarie sans reste, regarder en face — si cela fut possible — ce qui n'a plus aucun visage. Le conteur ne se rassure donc aucunement à insister sur la bêtise de la bête, il regarde le trou en face en refusant de déguiser la bêtise de la bête avec des vêtements trop humains.

    Que voit alors le conteur qui se tient au bord de ce trou sans chercher à le combler ? Il voit que les actes de la bête ne sont possibles que sur fond d’une abolition de toute expérience, là où il n’y a plus de sujet d’une expérience commune possible, mais la pure et simple manifestation de la violence, du pouvoir acquis par la violence, de l’explosion pulsionnelle du vide, et dont tous les droits du monde ne sont qu'une mise en suspens provisoire. Le conteur affronte ainsi ce qui menace son exercice : quand il n’y a plus aucune expérience à transmettre, plus rien à partager, plus rien que le vide. Et on comprend alors sa fascination pour ces hommes devenus bêtes, ces hommes qui ne sont plus qu’un tas latent de violence, comme ces types de Sarajevo qui n’étaient qu'un tas de muscles qui donnaient au conteur l’impression qu’il allait « être mangé tout cru ». Il est fasciné par celui qui n'a que faire d'une histoire à poursuivre, n'a que faire des conseils du conteur, n'a que faire d'une expérience à partager, ne participe même plus d'aucune histoire, s'épuise tout entier dans l'expression de la violence nue. Violence "de rien", sortie d'un trou, non pas "pour rien" (ce serait encore trop donner à la bête), mais strictement "de rien". Et c'est peut-être ce qui augmente encore un peu plus la haine qui succède à la tristesse et l'incompréhension devant la bête et ses trous : qu'ils peuvent tuer comme si "de rien" n'était — n'importe qui, n'importe quoi, n'importe comment parce que "de rien".

    Chacun fera ce qui lui plaira d’une thèse aussi radicale, comme chacun fait d’ailleurs toujours ce qui lui plait de l’expérience que transmet le conteur, mais il est indéniable que celle-ci trouve sa pertinence au sein de la problématique générale du déclin de l’expérience, et du recul corrélatif de la faculté de partager des expériences (à savoir, ra-conter). En minimisant l'intérêt des multiples tentatives d’explications objectives de la bêtise, le conteur n’a plus pour arme que le rire (pour ne pas devenir malade de tristesse) et la haine. La haine sans rémission du conteur qui, refusant de répéter les certitudes des experts, partage l’expérience d’un sujet confronté à la violence commise par ceux qui ne sont plus sujets d’aucune expérience commune, partageable. L’obsession, en somme, d’un sujet d’expérience qui craint de trouver, sous toutes les couvertures de civilisation, de culture, de savoir, sous toutes médiations lissant et enrichissant les rapports entre les hommes, la violence pure et simple de la bête, le rapport de force entre les corps nus, avec lequel nous n'en aurons évidemment jamais fini, et qui ne cesse de revenir sous la forme de bêtes isolées, de meutes, de hordes, de prétendus États "de rien" même parfois, dans l'histoire.

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    Anne-Cécile Vandalem : l'abolition du conteur par le narcissisme

    Portrait d'Anne-Cécile Vandalem

    Non loin du foyer, dans une petite salle, nous retrouvons une petite dizaine de spectateurs regroupés devant un écran sur lequel défilent les photographies de différents studiotistes, ces photographes qui vous tirent le portrait en studio : Antranik Anouchian, Martin Chambi, Mike Disfarmer, Amélie Galup, Norbert Ghisoland, Seydou Keita, Virxilio Vieitez, Kasimir Zgorecki. Cette fois, ce sont les spectateurs qui se mettent à « raconter des histoires ». Certains n’hésitent pas à partager, quasiment à haute voix, ce que ces photographies leur « évoquent ». Autrement dit, ils intègrent ces photographies dans un univers d’expérience vécue, les faisant probablement parler à leur insu. C’est que le conteur ne fait jamais que proposer différentes manières de s’accommoder avec la vie, cristallisée dans des expériences, c’est-à-dire l’unification de morceaux de monde sous un certain sujet d’expérience. L’expérience sera donc nécessairement aussi riche ou pauvre que le sujet de l’expérience, aussi bienveillante ou malveillante que le conteur lui-même. Le conte est affaire de morale, et engage la personne tout entière, sa relation au monde, et sa façon de la transmettre à l’autre. S’ensuit une mise en garde contre les conteurs, qui peuvent aussi bien ne nous raconter que des bobards, et dont les conseils pourraient n’être que des séductions de serpent ! Attention, particulièrement, à l’aura du conteur — son charme, son charisme — qui nous ferait vite perdre tout discernement critique. On a d’ailleurs beaucoup entendu cette journée : « comme il est beau, comme il parle bien, comme il est bien habillé… »

    Nous finirons d'ailleurs notre journée avec une veillée organisée par Anne-Cécile Vandalem, lisant quelques passages d’un roman de Lise Charles, Comme Ulysse (2015). On ne saurait mieux raconter la méfiance envers le conteur, autant que l’amour qu’on peut avoir pour lui en tant que passeur d'expériences. Sur une scène mise à nu — aucun décor, une chaise, un lutrin, et c’est tout — Anne-Cécile Vandalem fait entendre la présence du conteur de l'ouvrage de Lise Charles dans la salle du théâtre. Ainsi, elle semble interpeller le public par un « tu t’emmerdes hein ? », arrachant le roman à sa relative clôture (toute relative, car Lise Charles y interpelle aussi par moment son lecteur), sortant une phrase de son contexte diégétique pour l’utiliser dans un jeu au présent avec le public. Elle recourt même à des « trucs » de conteur pour rendre l'effet du temps qui passe, celui que les mots font passer dans les récits, qu’il s’agit de rendre maintenant plus « vivant » qu’une lecture pure et simple de l’expression creuse : « et le temps a passé ». Pour ce faire, Anne-Cécile Vandalem commence par boire de l’eau (car il faut bien tenir l’heure à parler de manière quasiment continue) à la fin d’une ponctuation, avant que la phrase suivante ne s’ouvre par un « le temps s’est écoulé ». En d’autres termes, elle fait entendre la matérialité de l’expression « le temps s’écoule » dans le bruit guttural de l'écoulement matériel de l’eau avalée par le conteur. Le dispositif se répétera plusieurs fois, différant à chaque fois. À la fin, le spectateur, conditionné, entendra ce « temps qui s’écoule » sans même que le conteur n'ait à recourir à la répétition de la formule littéraire, rien que par le retour du bruit de la gorgée d’eau. Truc habile de conteur qui s’appuie sur la répétition, imprime l’expérience vécue dans la mémoire du spectateur, a peut-être même rendu palpable une métaphore, et nous conduit ainsi à voir et entendre, comme Godard autrefois avec Pierrot le fou(13), l’union des mots et des choses.

    Conteur intelligent, habile et séduisant, Anne-Cécile Vandalem charme encore le spectateur par sa présence et par la multiplicité des voix et timbres utilisés pour faire entendre les différents personnages. Non pas tant comme lors d’un dialogue mais, ainsi que dans le roman de Lise Charles qui cheminait déjà sur la voie du conte, par le jeu d'échos des différentes voix perçues, entendues, expérimentées par celui qui raconte l’histoire. Et c’est précisément là que l’ensemble des voix du conte, auxquelles nous croyions jusqu’alors grâce à l'intelligence pratique (n'oublions pas son humour très "terre-à-terre" qui nous le rend définitivement "sympathique") et au charme du conteur, deviennent douteuses : est-ce que le conteur ne serait pas en train de nous mener en bateau, ne nous porterait plus tant conseil en racontant une expérience de vie mais orienterait plutôt fortement le récit des multiples voix à des fins de manipulation ? En effet, le conteur du roman de Lise Charles, Lou, dont Anne-Cécile Vandalem se fait le passeur, semble jaloux de l’un des personnages rencontrés dans l’ouvrage. Emporté par la jalousie, le récit polyphonique devient peu à peu névrotique-obsessif, tournant de façon privilégiée autour de la voix de la femme jalousée (Rebecca, la femme de Peter dont Lou est amoureuse). On entend alors fortement la présence de la jalousie du conteur dans la voix affectée qu’il prend pour raconter le sujet d’expérience de la femme jalousée, voix au double sens de la collusion du timbre et du contenu, tel qu’il prévaut inévitablement dans les jeux des conteurs qui ne connaissent de contenus qu’habités par un sujet d’expérience. La polyphonie vocale qui prévalait à l’entame de la narration disparaît peu à peu sous la répétition obsessionnelle d’une seule voix, en même temps que le sujet d’expérience semble faire fi de toute altérité, ne plus être que le sujet de l’expérience narcissique de la jalousie, de même que la voix de la femme jalouse n’est plus que la projection moqueuse du conteur jaloux. Ceci rappelle seulement que le conteur, comme sujet d’expérience, ne porte pas seulement conseil, mais parle encore sous le régime de l'utilité : il est intéressé, il est sujet actif d’une société, il participe de son auto-fiction, toutes choses bien connues, qui sont ici portées à leur point critique lorsque le conteur devient Narcisse.

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    Conclusion

    Cette plongée dans l’univers des conteurs, avec tout ce que ceux-ci charrient de sujets d’expérience et de mondes expérimentés, donne très certainement beaucoup de joie et d’envie de jeux (narratifs et vitaux, car cela se croise chez le conteur) à celui qui entend à nouveau leurs histoires, par-delà cette prétendue objectivité, cynique et nauséabonde, qui prétend aujourd’hui régner sur la terre, mais également par-delà (ou en-deçà, car il n’est pas question ici d’en nier totalement l’intérêt) l’écrasante présence de l’œuvre lorsqu’elle est analysée par quelque maître savant. Il n’y a ici d’œuvre qui ne soit une machine à porter conseil, machine à produire des moyens de poursuivre une histoire, la sienne également, à l’aide du conteur, à condition de conserver toute la légèreté du jeu et tout le discernement critique de l’homme libre. Peut-être que nous en avons assez des questions qui se regroupent sous la thématique du « sens de la vie », celles du romancier selon Benjamin(14), et entendons-nous à nouveau avec intérêt les problèmes pratiques que charrie le conteur. Pratique de l’existence chez Boris Lehman (le corps cinématographié), McLiam Wilson (le corps de luttes), et Lise Charles lue par Anne-Cécile Vandalem (le corps jaloux qui destitue le conteur pour Narcisse), comme autant de manières de s’arranger avec une vie, de manières de s’en sortir en honnête homme ou en crapule, et toutes possibilités entre ces deux extrêmes. Le cri du conteur ? « Morale de l’histoire », disait Walter Benjamin.(15) Sa question latente : quels sujets d'expérience construis-tu afin poursuivre ton histoire ?(16)

    Notes[+]